Et il suivit Bertrand dans le petit bureau en arrière-boutique. Le lieu était un amas de vieux catalogues, de cadres empilés et d’outils ; il y régnait une odeur âcre de café et de colle mêlés. Un ordinateur trônait sur un vieux bureau à cylindre éraflé et branlant. Une pile de lettres et de reçus étaient embrochés sur une pique à côté. Bertrand déplaça le pointeur sur l’écran et cliqua sur une fenêtre.
— Voici le message que j’ai reçu de ma banque, annonça-t-il en s’écartant avec une moue boudeuse. Et je vous ferai remarquer en passant que je n’ai pas cru un instant à vos menaces de m’arrêter. Je coopère simplement parce que je suis un bon citoyen suisse.
— Votre coopération est enregistrée, monsieur, assura Leclerc. Merci.
Il s’assit devant l’ordinateur et étudia l’écran avec attention. Il en approcha ensuite le téléphone portable d’Hoffmann et compara laborieusement les deux numéros de compte. C’était le même mélange de lettres et de chiffres. Le nom du titulaire du compte apparaissait comme étant A. J. Hoffmann. Il sortit son calepin et recopia la suite complète.
— Avez-vous reçu un autre message que celui-ci ?
— Non.
De retour dans la salle, il rendit à Hoffmann son portable.
— Vous aviez raison. Les numéros correspondent. Même si je dois avouer que je ne comprends pas du tout ce que tout cela a à voir avec votre agression.
— Oh, c’est lié, assura Hoffmann. J’ai essayé de vous le dire, ce matin. Putain, vous ne tiendriez pas cinq minutes dans le boulot que je fais. Vous n’arriveriez même pas à dépasser la porte. Et qu’est-ce que vous foutez à aller poser des questions sur moi au CERN ? Vous êtes censé trouver ce type, pas enquêter sur moi.
Il avait le visage hagard, les yeux rouges et irrités, comme s’il venait de les frotter. Et, avec sa barbe d’un jour, il avait l’air d’un fugitif.
— Je vais transmettre le numéro de compte à notre brigade financière et leur demander d’enquêter dessus, dit doucement Leclerc. Les comptes en banque, ça, au moins, ça nous connaît, en Suisse, et l’usurpation d’identité est un crime. Je vous ferai savoir si ça donne quelque chose. Entre-temps, je vous encourage fortement à rentrer chez vous, à voir votre médecin et à dormir.
Et à vous rabibocher avec votre femme, eut-il envie d’ajouter, mais il eut le sentiment que ce n’était pas son rôle.
« […] l’instinct propre à chaque espèce est utile à cette espèce, et n’a jamais, autant que nous en pouvons juger, été donné à une espèce pour l’avantage exclusif d’autres espèces. »
Charles Darwin,
De l’origine des espèces, 1859.
Hoffmann essaya de la rappeler, assis à l’arrière de la Mercedes, mais il tomba sur sa messagerie. La voix enjouée et familière le prit à la gorge :
— Salut, c’est Gaby, vous n’avez pas intérêt à raccrocher sans me laisser de message !
Il eut la terrible prémonition qu’elle était irrémédiablement partie. Même s’ils arrivaient à réparer les choses, celle qu’elle avait été avant ce jour n’existerait plus. C’était comme d’écouter la voix d’un mort.
Il y eut un bip. Après une longue pause, qu’elle ne manquerait pas de trouver étrange quand elle écouterait le message, il finit par réussir à articuler :
— Appelle-moi, d’accord ? Il faut qu’on discute. Bon, ajouta-t-il au bout d’un moment, ne trouvant plus rien d’autre à dire. D’accord. C’est tout. Salut.
Il raccrocha et contempla son portable, le soupesant, espérant qu’il allait sonner, se demandant s’il aurait dû dire autre chose ou s’il y avait un autre moyen de la joindre. Il se pencha vers le garde du corps.
— Savez-vous si votre collègue est avec ma femme ?
Sans quitter la route des yeux, Paccard répondit par-dessus son épaule :
— Non, monsieur. Le temps qu’il arrive au bout de la rue, elle n’y était déjà plus.
Hoffmann laissa échapper un grognement.
— Il n’y a donc personne, dans cette putain de ville, qui puisse faire un truc simple sans tout foutre en l’air ?
Il s’adossa brusquement à son siège, croisa les bras et regarda par la vitre. Il était au moins certain d’une chose : ce n’était pas lui qui avait acheté toutes les œuvres de Gabrielle. Il n’en avait pas eu l’occasion. Il ne serait cependant pas si simple de la convaincre. Il entendait encore sa voix : « Un milliard de dollars ? En gros ? Tu sais quoi ? Oublie ça. C’est fini. »
De l’autre côté des eaux plombées du Rhône, il distinguait le quartier de la finance — BNP Paribas, Goldman, Barclays Private Wealth… Celui-ci occupait la rive nord et une partie de l’île qui coupait le large fleuve en deux. Genève contrôlait un billion de dollars d’actifs dans le monde, dont 1 % à peine était l’œuvre d’Hoffmann Investment Technologies ; et, sur ce 1 %, les investissements personnels d’Hoffmann représentaient moins d’un dixième. Compte tenu de cette mise en perspective, pourquoi Gaby s’était-elle sentie si choquée par un milliard ? Dollars, euros, francs — telles étaient les unités dans lesquelles il mesurait la réussite ou l’échec de ses expériences, de la même façon qu’il avait utilisé les téraélectronvolts, les nanosecondes et les microjoules au CERN. Force lui était cependant de reconnaître qu’il y avait une grande différence entre les deux et que cela constituait un problème qu’il n’avait jamais réellement affronté ni résolu. Si l’on ne pouvait rien acheter avec une nanoseconde ou un microjoule, l’argent était une sorte de dérivé toxique de ses recherches. Il avait parfois l’impression que cela l’empoisonnait centimètre par centimètre, de la même façon que Marie Curie avait été tuée par les radiations.
Au début, il n’avait pas prêté attention à tout cet argent et l’avait intégré dans la société ou déposé sur des comptes. Mais la simple pensée de devenir un excentrique du genre d’Étienne Mussard, que la pression de sa bonne fortune avait fait sombrer dans la misanthropie, lui faisait horreur. Aussi, ces derniers temps, avait-il décidé d’imiter Quarry et de le dépenser. Mais cela l’avait mené tout droit au manoir de Cologny, rempli de collections coûteuses de livres rares et d’antiquités dont il n’avait pas besoin mais qui exigeaient de multiples couches protectrices, un peu comme une chambre mortuaire de pharaon pour les vivants. Il supposait que la dernière option serait de donner cet argent — il aurait au moins l’approbation de Gabrielle —, mais la philanthropie elle-même pouvait corrompre : distribuer avec discernement des centaines de millions de dollars constituerait un travail à plein temps. Il lui arrivait parfois de rêver que ses bénéfices excédentaires pourraient être convertis en papier-monnaie qui serait incinéré vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de la même façon qu’une raffinerie de pétrole fait brûler ses surplus de gaz — flammes bleu et jaune illuminant le ciel de Genève.
La Mercedes emprunta un pont.
Il n’aimait pas savoir Gabrielle seule dans la rue. L’impulsivité de sa femme l’inquiétait. Elle était capable de tout quand elle était en colère. Elle pouvait disparaître pendant des jours, retourner auprès de sa mère en Angleterre et se farcir le crâne de stupidités. « Tu sais quoi ? Oublie ça. C’est fini. » Qu’avait-elle entendu par là ? Qu’est-ce qui était fini ? L’expo ? Sa carrière d’artiste ? Leur conversation ? Leur mariage ? La panique se mit à monter. La vie sans Gaby serait un vide complet, donc proprement irrespirable. Il appuya son front contre le verre froid et, pendant un instant vertigineux, plongea le regard dans les eaux sombres et turbides, s’imaginant aspiré par le néant, tel un passager propulsé par un trou dans le fuselage d’un avion, des kilomètres au-dessus de la Terre.
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