— Vas-y. Je n’ai plus rien à leur dire. S’ils veulent investir davantage, tant mieux. Sinon, qu’ils aillent se faire foutre.
— Mais c’est toi qu’ils sont venus voir…
— Ouais, eh bien, ils m’ont vu.
— Mais tu viendras au moins au déjeuner ? insista Quarry, la mine catastrophée.
— Hugo, je ne peux vraiment pas supporter ces gens…
Mais Quarry affichait une expression tellement désespérée qu’Hoffmann capitula tout de suite.
— Bon, d’accord, si c’est vraiment si important, je viendrai à ce foutu repas.
— Beau Rivage, 13 heures. (Quarry parut sur le point d’ajouter autre chose, mais il regarda sa montre et poussa un juron :) Merde ! Ils sont tout seuls depuis un quart d’heure. (Il partit vers la salle de conférence.) 13 heures, lança-t-il en se retournant et marchant à reculons. Sois sage, ajouta-t-il en tendant l’index.
Il tenait déjà son portable dans l’autre main et composait un numéro.
Hoffmann tourna les talons et partit dans la direction opposée. Le couloir était désert. Il passa rapidement la tête par la porte de la cuisine commune, avec sa machine à café, son micro-ondes et son frigo géant : déserte elle aussi. À quelques pas de là, le bureau de Ju-Long était fermé, et son assistante n’était pas à son poste. Hoffmann frappa à la porte et la poussa sans attendre de réponse.
C’était comme s’il avait dérangé un groupe d’adolescents branché sur un site pornographique sur l’ordinateur familial. Ju-Long, van der Zyl et Rajamani s’écartèrent précipitamment de l’écran, et Ju-Long cliqua sur la souris pour fermer la fenêtre.
— Nous étions en train de vérifier les marchés monétaires, Alex, déclara van der Zyl.
Le Hollandais avait les traits un peu trop grands pour son visage, ce qui lui donnait l’aspect d’une gargouille lugubre et intelligente.
— Et ?
— L’euro baisse face au dollar.
— C’est bien ce que nous avions anticipé, il me semble. Je ne voudrais pas vous retarder, ajouta-t-il en ouvrant davantage la porte.
— Alex…, commença Rajamani.
— C’est à LJ que je voulais parler… en privé.
Il garda les yeux fixés droit devant lui pendant qu’ils sortaient en file indienne. Lorsque Ju-Long et lui furent seuls, il demanda :
— Donc ce compte figurerait dans notre système ?
— Il apparaît deux fois.
— Vous voulez dire qu’il est à nous… On l’utilise pour des transactions ?
— Non, dit Ju-Long, la perplexité creusant soudain exagérément son front lisse. En fait, j’ai pensé qu’il servait à votre usage personnel.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez demandé à la logistique de transférer 42 millions de dollars dessus.
Hoffmann étudia attentivement son expression pour voir s’il plaisantait. Mais, comme Quarry le faisait souvent remarquer, même si Ju-Long était bourré de qualités admirables, il était totalement dépourvu de sens de l’humour.
— Quand ai-je demandé ce transfert ?
— Il y a onze mois. Je vous ai transféré le mail original pour mémoire.
— D’accord, merci. Je vérifierai ça. Vous parliez de deux transactions ?
— Effectivement. L’argent a été intégralement restitué le mois dernier, avec les intérêts.
— Et vous n’en avez jamais discuté avec moi ?
— Non, Alex, répondit tranquillement le Chinois. Pourquoi l’aurais-je fait ? Comme vous l’avez dit, c’est votre boîte.
— Oui, évidemment. Merci, LJ.
— Pas de souci.
Hoffmann se retourna sur le seuil de la porte.
— Et ce n’est pas de ça que vous parliez avec Gana et Pieter ?
— Non.
Hoffmann se dépêcha de regagner son bureau. 42 millions de dollars ? Il était certain de n’avoir jamais demandé le transfert d’une telle somme. Il n’aurait pas pu oublier. Ce ne pouvait être qu’un détournement de fonds. Il passa devant Marie-Claude, occupée à taper sur son clavier, à son poste de travail, juste devant la porte, et se rendit directement à son terminal. Il se connecta et ouvrit sa boîte de réception. Il y trouva effectivement sa demande de transférer 42 032 127,88 dollars vers la Royal Grand Cayman Bank Limited datée du 17 juin de l’année précédente. Et, juste en dessous, une notification de la banque du hedge fund concernant un remboursement de 43 188 037,09 dollars en provenance du même compte et daté du 3 avril.
Il effectua un rapide calcul dans sa tête. Quel fraudeur remboursait le capital qu’il avait détourné en y ajoutant très exactement 2,75 % d’intérêt ?
Il revint en arrière et examina ce qui était censé être son mail d’origine. Il ne portait ni formule de politesse ni signature, mais simplement l’instruction standard habituelle de transférer le montant X sur le compte Y. LJ avait dû la faire exécuter sans la moindre hésitation, sans douter un instant de la sécurité de leur Intranet protégé par les meilleurs pare-feu disponibles sur le marché, et du fait qu’il y aurait de toute façon, le moment venu, une conciliation électronique des comptes. Si l’argent s’était présenté sous forme de lingots d’or ou de valises de billets, ils se seraient certainement montrés plus attentifs. Or, il ne s’agissait pas à proprement parler d’argent au sens physique du terme, mais de chaînes et suites de caractères lumineux sans plus de substance qu’un protoplasme. C’est comme ça qu’ils trouvaient le sang-froid de faire ce qu’ils faisaient.
Il vérifia l’heure à laquelle il était censé avoir envoyé le mail ordonnant le transfert : minuit pile.
Il se renversa en arrière sur son siège et examina le détecteur de fumée au plafond, au-dessus de la table. Il lui arrivait souvent de travailler tard au bureau, mais jamais jusqu’à minuit. Ce message, s’il était authentique, devait donc forcément provenir de son ordinateur personnel. Y avait-il une possibilité qu’en vérifiant les messages envoyés depuis chez lui il puisse trouver trace de ce mail ainsi que de la commande au bouquiniste hollandais ? Souffrait-il d’une sorte de syndrome à la Jekyll et Hyde qui voulait que la moitié de son cerveau agisse à l’insu de l’autre moitié ?
Pris d’une impulsion soudaine, il ouvrit le tiroir de son bureau, en sortit le CD et l’inséra dans le lecteur de son ordinateur. Le programme mit un moment à charger, puis l’écran se remplit d’un catalogue de deux cents images monochromes de l’intérieur de son crâne. Il les fit défiler rapidement, cherchant à trouver celle qui avait attiré l’attention de la radiologue, mais c’était sans espoir. Visionné à cette vitesse, son cerveau parut émerger du néant, enfler jusqu’à devenir un nuage de matière grise, puis se contracter à nouveau pour redevenir néant.
Il appela son assistante sur l’interphone.
— Marie-Claude, si vous voulez bien chercher dans mon agenda personnel, vous trouverez les coordonnées du docteur Jeanne Polidori. Vous voulez bien me prendre un rendez-vous avec elle pour demain après-midi ? Dites-lui que c’est urgent.
— Oui, docteur Hoffmann, pour quelle heure ?
— N’importe quelle heure. Et puis je voudrais aller à la galerie où ma femme fait son exposition. Vous connaissez l’adresse ?
— Oui, docteur Hoffmann. Quand voulez-vous partir ?
— Tout de suite. Vous pouvez m’avoir une voiture ?
— Vous avez un chauffeur à disposition à n’importe quelle heure de la journée, maintenant. C’est M. Genoud qui s’en est occupé.
— Oh, oui, c’est vrai, j’avais oublié. Bon, dites-lui que je descends.
Il éjecta le CD et le rangea dans le tiroir, avec le volume de Darwin, puis il prit son imperméable. En traversant la salle des marchés, il jeta un coup d’œil vers la salle de conférence. À un endroit où les stores n’étaient pas complètement tirés, il aperçut à travers les lamelles Elmira Gulzhan et son petit ami avocat penchés au-dessus d’un iPad, sous le regard de Quarry, qui avait les bras croisés. Il paraissait plein de suffisance. Étienne Mussard, qui présentait son dos voûté aux autres, entrait des chiffres sur une grande calculatrice de poche avec une lenteur de vieux monsieur.
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