Les martèlements s’amplifièrent. En contrepoint, la forêt de souffles montait, jaillissant des lèvres fermées, produisant une pulsation obsédante. Malgré elle, Diane rouvrit les yeux. Elle ruisselait de sueur. Les hommes, ombres vagues dans l’épaisse fumée, se déplaçaient latéralement, fléchissant les jambes à chaque accent de tambour. Les femmes s’étaient assises sur leurs talons, autour de Diane. Paupières baissées, elles s’inclinaient, se redressaient, s’inclinaient encore, les mains posées en offrande sur leurs genoux. Un détail accrocha son regard : leurs pendants d’oreilles dessinaient des silhouettes d’oiseaux migrateurs.
Tout à coup le tissu de la cérémonie se déchira. Les femmes venaient de sortir des flûtes de leur manche et soufflaient à l’unisson dans ces tiges de corne. Les trilles étaient si aigus, si entêtés qu’ils semblaient près de vaincre les tambours sur le terrain du tumulte. Toujours assises, les musiciennes s’arc-boutaient, tournoyaient sur elles-mêmes, telles des toupies de sons, de soie et de feu. Leurs lèvres paraissaient vissées sur leur instrument maléfique. Leurs joues gonflées ressemblaient à des encensoirs, couvant des braises sacrées.
Alors, du fond de ce fracas, à travers les vapeurs, elle apparut.
Un bonnet hérissé de plumes d’aigle s’épanchait sur son visage en franges de tissu. Sa silhouette minuscule était engloutie sous un manteau tapissé de lourdes pièces de métal. Recroquevillée comme un poing, elle avançait à petits pas cadencés, tenant serré entre ses mains un objet mystérieux. Une sorte de bourse revêtue de fourrure. Diane la vit s’approcher, tétanisée. Une stridence inouïe couvrit le rythme des tambours et les torsades des flûtes. Au bout de quelques secondes, elle comprit qu’il s’agissait d’un cri. Elle pensa d’abord à la sorcière, qui vociférait peut-être sous ses franges, puis saisit : ce n’était pas la chamane qui hurlait, mais la gourde de fourrure entre ses mains.
La chose était vivante.
Un rongeur à longs poils noirs se tordait d’effroi entre les poings de la vieille. Diane se terra au fond de la tente, acculée par ces images saccadées : les hommes balançant furieusement leur torse d’avant en arrière, les femmes, voûtées sur leurs fifres, et la magicienne, les bras dressés, auréolée de franges à la manière d’un oiseau, brandissant la gueule hurlante du mammifère.
Il fallait fuir ce cauchemar, oublier ce… Ses épaules furent violemment plaquées sur la paillasse. Les suivantes avaient lâché leur instrument pour l’immobiliser. Elle voulut hurler mais une bouffée de fumée s’engouffra dans sa bouche. Elle voulut se débattre mais la panique la terrassa : le visage des musiciennes avait changé. Leurs yeux étaient injectés de sang. Gomme laqués de rouge. Diane comprit que la cérémonie livrait les corps au chaos originel, au débordement de la vie primitive. Chaque cœur s’affolait, chaque vaisseau sanguin éclatait.
La chamane était là, maintenant, toute proche. La bête entre ses poings hurlait toujours, dressant des crocs affûtés, véhéments. La vieille approcha le monstre de la brûlure. Diane baissa les yeux vers son ventre saupoudré de talc. Sous les traînées blanches, la peau s’était gonflée, gaufrée, craquant déjà par endroits sous la poussée irréversible de la putréfaction. En un ultime cambrement, elle voulut s’échapper mais la stupéfaction la paralysa.
La sorcière venait de plaquer l’animal sur sa plaie, écrasant le corps de fourrure sur les chairs purulentes. En un déclic, les yeux du rongeur se voilèrent d’une pellicule écarlate — un film de sang. La chamane passait et repassait la boule de poils sur la plaie avec acharnement, obstination — une espèce d’application forcenée.
Telle était l’obscure logique de l’intervention : la magicienne cherchait à effacer les stigmates de l’atome à l’aide du rongeur. Elle utilisait l’animal comme une éponge de souffrance, un aimant curateur qui allait balayer les marques du feu et aspirer la mort.
Tout à coup l’animal se mit à grésiller. Des étincelles jaillirent de sa fourrure. Diane ne pouvait y croire : le mammifère, au contact de ses brûlures, prenait feu. Son corps fumait entre les doigts crochetés de la sorcière.
Alors tout se déroula en quelques secondes.
La chamane brandit l’animal-brûlot vers les hauteurs de la tente. Elle pivota sur elle-même, provoquant un charivari de franges et de métal, puis écrasa la bête sur un roc, griffes en l’air. Dans le même mouvement, elle extirpa un coutelas de sa manche et trancha, du sexe à la gorge, le corps de l’animal. Diane vit le ventre ouvrir sa poche de viscères fumants. Elle vit les doigts tordus de la chamane fourrager dans les entrailles puis discerna, parmi les formes sombres des organes, un foisonnement plus noir, une génération de cellules malsaines qui suintaient des fibres et des tissus. Des grains de peur. Des indices de souffrance. Un caviar de mort.
Diane comprit la vérité avant de s’évanouir.
Le cancer.
Le cancer de l’atome était passé dans le corps de l’animal.
QUAND Diane se réveilla, le jour consumait ses dernières heures. Elle s’étira, sentit ses muscles se dénouer jusqu’à leurs plus fines extrémités, puis elle savoura la chaleur du poêle qui ronronnait au centre de l’espace. Elle percevait au loin les rumeurs du campement. Tout était si doux, si familier…
Elle se trouvait sous une urts, occupée seulement par quelques selles de bois, un châssis à filer et les inévitables rochers gris, qui jouaient leur rôle de mobilier. Il n’y avait plus trace de chamanisme, à l’exception de figurines suspendues, aux robes cousues en peaux d’oreille, et de colliers de museaux de petits rongeurs. En levant les yeux, elle aperçut le ciel à travers l’embrasure du toit. Elle se souvint des paroles de Giovanni : les tentes mongoles étaient toujours ouvertes vers le haut, afin que le foyer demeure en contact avec le cosmos.
Elle s’assit sur la paillasse et écarta la couverture de feutre. Elle était habillée de nouveaux sous-vêtements. Son jean et un pull à col roulé reposaient près d’elle, soigneusement pliés. Il y avait même, éclats de lumière parmi les herbes, ses lunettes, à portée de main. Elle les plaça machinalement sur son nez puis releva son tee-shirt afin d’observer sa brûlure. Ce qu’elle découvrit ne la surprit pas. Elle se sentit inondée de reconnaissance, traversée par une force d’amour comme une rivière par le soleil. Elle acheva de s’habiller puis sortit de l’urts.
L’installation du campement était achevée. Une quarantaine de tentes se disséminaient dans la clairière. Le paysage de la toundra, sous la lumière rasante du soir, paraissait plus lunaire que jamais. Chaque nomade vaquait à ses occupations. Sous les urts, les femmes préparaient la nourriture. Des hommes escortaient les derniers troupeaux jusqu’aux enclos. Des enfants couraient en tous sens, sillonnant les fumées, déchirant l’air grisâtre de leurs rires.
Un sourire monta aux lèvres de Diane lorsqu’elle repéra Giovanni, assis auprès d’un feu solitaire. Elle vint s’installer près de lui, parmi les selles et les paquetages. L’Italien lui tendit un gobelet de thé.
— Comment vous sentez-vous ?
Elle saisit le breuvage, huma sa fumée mais ne répondit pas. Il n’insista pas. Tassé dans sa parka, il tisonnait le feu à l’aide d’une branche morte. Enfin, Diane murmura :
— Nous ne serons plus jamais les mêmes, Giovanni.
L’Italien fit mine de ne pas entendre. Il insista :
— Comment vous sentez-vous ?
Diane poursuivit, les yeux orientés vers les flammes :
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