Elle croisa de nouvelles salles abritant des paillasses fêlées, des outillages colossaux, des machines obscures. Plus loin, elle repéra un escalier qui descendait vers un niveau inférieur. Elle alluma sa lampe. Au bas des marches, Diane fut stoppée par une rangée de barreaux verticaux. Elle poussa la grille, qui était ouverte. Maîtrisant son appréhension, elle plongea dans le sombre boyau. Il lui semblait que sa propre respiration emplissait tout l’espace.
A l’évidence, elle se trouvait dans des geôles. Le faisceau de sa torche accrochait des rangées de cellules, réparties de chaque côté de la salle. De simples compartiments, séparés par des murets, où des chaînes étaient encore scellées au parterre. Diane songeait aux chamans " importés " des prisons et des camps sibériens. Elle songeait aux asiles psychiatriques russes où avaient été " traités " des milliers de dissidents. Que s’était-il passé dans ce site secret ? La prison semblait encore résonner des cris, des gémissements des sorciers grelottants, effarés, attendant dans l’obscurité de connaître leur sort.
Dans le rayon de sa torche, elle aperçut tout à coup une inscription, creusée dans la paroi. Elle s’approcha. C’étaient des lettres cyrilliques qu’elle reconnut aussitôt pour les avoir contemplées dans les archives de l’institut Kurchatov. Elles formaient le nom de TALIKH. A côté, un mot était gravé, qu’elle ne comprenait pas, mais qui était suivi de chiffres : 1972. Dans la conscience de Diane un bruit blanc retentit, une sorte d’écho effrayé. Eugen Talikh, le grand patron du tokamak, avait été, lui aussi, emprisonné ici. Il avait partagé les souffrances des autres chamans.
Elle tenta d’envisager une explication. Au fond, ce fait résolvait plus de problèmes qu’il n’en posait. Si le TK 17 avait été le théâtre d’expériences sadiques à l’égard des sorciers, Eugen Talikh n’avait pu souscrire à de telles pratiques. Il avait dû au contraire s’insurger, menacer les tortionnaires d’en référer aux instances du Parti. Tout s’était alors inversé. Les parapsychologues, sans doute ligués aux militaires du site, avaient emprisonné le physicien sous un quelconque prétexte d’antipatriotisme. Après tout, un Tseven restait un Tseven. Et les soldats russes avaient dû se réjouir de pouvoir écraser l’orgueil de ce petit bridé. Diane passa ses doigts sur l’inscription. Il lui semblait sentir, incrustée dans la pierre, la colère du chercheur. Bien qu’elle fût incapable de déchiffrer ces pattes de mouches, elle était certaine que la date avoisinait celle de l’accident, au printemps 1972.
Ainsi, elle avait deviné juste : au moment de l’explosion, Talikh ne dirigeait plus le tokamak — il était en prison, comme un simple détenu politique.
Diane remonta les marches et reprit sa route au hasard, abasourdie par cette découverte. Elle mit quelque temps à remarquer que l’architecture gagnait en grandeur. Les embrasures de portes s’élevaient, les plafonds se hissaient à des hauteurs démesurées. Diane se rapprochait du tokamak.
Elle tomba enfin sur une porte plombée, cernée d’acier, équipée d’un volant d’ouverture, comme celle d’un sas sous-marin. Au-dessus du chambranle, un sigle rouge, à demi effacé, était peint: l’hélice qui annonce, dans tous les pays du monde, la proximité d’une source de radioactivité.
Diane plaça sa torche entre ses dents et serra ses mains gantées sur le volant. A force d’efforts, elle parvint à le débloquer. S’acharnant encore, elle le déverrouilla complètement puis tira vers elle, muscles tendus, déchirant les joints de lichen le long du chambranle. La paroi s’écarta d’un coup puis coulissa latéralement le long d’un rail. Elle était stupéfaite : l’épaisseur du bloc — composé pour moitié de béton, pour moitié de plomb — devait excéder un mètre.
Le seuil franchi, une surprise l’attendait: le couloir était éclairé. Des tubes fluorescents diffusaient une violente lumière blanche. Comment l’électricité pouvait-elle fonctionner dans ce lieu ? Elle songea aux autres membres du tokamak. Des hommes étaient-ils déjà parvenus dans la rotonde ? Elle ne se voyait pas reculer maintenant. Pas aussi près du but.
Avec prudence, elle pénétra dans le cercle de pierre.
DIANE se trouvait dans un couloir circulaire de quinze mètres de largeur. Au centre de cette artère, un conduit cylindrique courait, cercle dans le cercle, englouti sous des agglomérats de fils, de bobines, d’aimants. Au-dessus de cet assemblage, des arceaux magnétiques s’élevaient et paraissaient offrir un parrainage d’acier à cet étrange pipe-line. Tout, ici, semblait avait été conçu sous le signe du cercle, de la courbe, du tournant…
Elle s’approcha. Les câbles mêlés retombaient comme des lianes. Les bobines de cuivre s’égrenaient avec régularité le long du circuit. Elles luisaient d’une couleur rose vieilli qui distillait dans la bouche un goût de bonbon usé. Dessous, des géométries de métal noir soutenaient l’ensemble. Diane n’était qu’à quelques pas du conduit. Elle discernait, à travers la complexité des équipements, la coque d’acier lisse et noire, la chambre à vide, dans laquelle, jadis, le plasma avait approché la vitesse de la lumière, atteignant la température de fusion des étoiles.
Elle reprit sa marche prudente, s’efforçant de ne provoquer aucun bruit, aucun raclement parmi les gravats qui couvraient le sol. Elle ne s’était jamais sentie aussi minuscule, aussi misérable. Cette machine appartenait à une autre échelle, une autre logique. Diane éprouvait une angoisse confuse face à cet édifice entièrement forgé par la mégalomanie de l’homme — par cette volonté de violer les lois terrestres, de bouleverser la matière dans ses structures les plus profondes. Kamil avait évoqué Prométhée, le voleur de foudre. Gambokhuu avait parlé des esprits qui s’étaient vengés de l’audace des hommes. Quels qu’aient été les défis qui s’étaient joués dans cette rotonde, Diane comprenait que le tokamak avait été le théâtre d’une profanation, d’une bravade à l’égard de forces supérieures.
Elle marcha ainsi plusieurs minutes, suivant la courbe du couloir, puis songea à rebrousser chemin. Il n’y avait rien pour elle dans ce cercle. Ces délires technologiques ne lui offraient pas le moindre indice et… Le hurlement se déploya comme une vocifération de métal.
Elle plaqua ses mains sur ses oreilles. Aussitôt le cri se répéta avec plus de violence encore. C’était une onde aiguë, un tournoiement insoutenable. En état de choc, Diane comprit alors que la stridence n’était pas un hurlement mais un signal d’alarme : le tokamak était en train de se remettre en marche.
Telle une confirmation maléfique, une porte plombée qui creusait la paroi, sur sa droite, s’encastra violemment dans le mur et se verrouilla. Diane vit le volant tourner alors qu’un phare rouge s’allumait au-dessus du chambranle. Il lui semblait que l’anneau tout entier reprenait vie. En vérité, tous les sites à hauts risques fonctionnaient de la même façon : en cas d’alerte, la première mesure était d’isoler la zone dangereuse, de couper toutes les issues — quitte à sacrifier une présence humaine. C’était ainsi que les Tsevens avaient brûlé vifs. C’est ainsi qu’elle allait mourir.
Elle songea au sas qu’elle avait laissé ouvert. Elle tourna les talons et détala à toutes jambes. Elle courut, courut, courut, les yeux lacérés par les gyrophares, les oreilles violentées par l’alarme. Elle croisa plusieurs portes qui, à chaque fois, se bouclaient sur son passage. Avait-elle la moindre chance de courir plus vite que ce mécanisme de sécurité ?
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