Il s’insinuait par le moindre interstice des vêtements, tapissant la peau d’une membrane de glace, pétrifiant les membres, gelant les doigts et les orteils. Chaque heure, il fallait s’arrêter pour marcher, bouger, boire du thé — tenter de revivre. Tandis que les Mongols grattaient l’intérieur de leurs paupières avec leur couteau, Diane et Giovanni demeuraient immobiles, frissonnants, incapables de dire un mot, piétinant la terre à coups de pieds gourds. Il n’était pas question d’ôter ses gants — la moindre surface de pierre gelée leur aurait arraché les paumes. Il fallait éviter aussi de boire un breuvage brûlant, l’émail des dents éclatant sous une trop grande différence de température.
Lorsque les cavaliers remontaient enfin sur leur renne, le corps à peine délié, c’était avec au cœur un goût de défaite, de mort invincible : le froid ne les avait pas quittés.
D’autres fois, au contraire, le soleil s’abattait en rayons torrides. Chaque voyageur devait alors s’encapuchonner pour se protéger de la fournaise, comme en plein désert. La brûlure du vent devenait si dure, si vorace, qu’elle semblait inverser son propre mouvement, décoller l’épiderme du visage par fines pellicules calcinées. Puis, tout à coup, le disque aveuglant s’éclipsait et la montagne retrouvait sa profondeur funeste. Le froid revenait se verrouiller autour des os, à la manière d’un carcan de glace.
En début d’après-midi, ils accédèrent au col, à trois mille mètres d’altitude. Le paysage se métamorphosa. Sous les nuages, tout devint noir, lunaire, stérile. Les herbes se crispèrent en mousses et en lichens. Les arbres s’espacèrent, se décharnèrent, puis disparurent tout à fait, cédant la place à des rocs vert-de-gris, des gouffres de pierre, des flèches austères. Parfois le col traversait des marécages monotones, hérissés de quelques conifères. D’autres fois encore, le paysage semblait littéralement saigner, révélant des parterres de bruyère dont les fleurs violacées figuraient l’hémoglobine. La toundra, la terre aux entrailles gelées, inaccessible et oubliée, les enveloppait comme une malédiction.
Dans le ciel, Diane observait les oiseaux migrateurs, qui volaient dans la direction inverse — vers la chaleur. Elle les regardait s’éloigner avec une sourde fierté. Lèvres blanchies d’écran protecteur, lunettes closes sur les tempes, elle était plus que jamais résolue à remonter vers les montagnes. Elle encaissait chaque sensation, chaque souffrance, y puisant même une jouissance ambiguë. Elle voyait dans ce périple une sorte d’épreuve légitime. Il lui fallait affronter ce pays. Il lui fallait arpenter ces flancs de rocaille, supporter le froid, la fournaise, ce désert de granit et d’âpreté.
Parce qu’il s’agissait de la terre de Lucien.
Il lui semblait remonter aux origines de l’enfant. Les murailles qui l’entouraient, les obstacles qui se dressaient, les gerçures qui flétrissaient sa peau formaient les étapes nécessaires d’une sorte de mise au monde. Les liens qui l’unissaient à son fils adoptif se renforçaient dans ce couloir de granit. Ce voyage implacable, sans merci, c’était son accouchement à elle. Un accouchement de givre et de feu, qui allait s’ouvrir sur une union totale avec l’enfant — si elle survivait.
Elle réalisa soudain que le paysage se transmuait encore. Une douceur, un chuchotement atténuaient maintenant la dureté de l’environnement. Des flocons graciles planaient dans l’air et couvraient progressivement la toundra. Une blancheur immaculée saupoudrait les branches, atténuait les angles, modelait chaque forme, chaque contour comme une œuvre feutrée, intime. Diane sourit. Ils parvenaient au sommet du versant et touchaient maintenant au domaine sacré de la neige. Le convoi évoluait au sein d’une clarté de plus en plus fine, de plus en plus transparente, à l’exacte frontière de la terre, de l’eau et de l’air.
Insensiblement, le cortège ralentit, s’alanguissant au fil des pas silencieux des rennes. L’éleveur mongol se mit à hurler. Les bêtes épuisées bramèrent en retour, prirent une autre cadence, franchissant la frontière blanche et rejoignant, peu à peu, l’autre côté de la montagne. La terre s’aplanit, parut hésiter, se fondit en une pente d’abord douce, puis abrupte, qui dévala à travers les congères et les tapis de mousse. L’herbe réapparut, les arbres se multiplièrent. Tout à coup les cavaliers aboutirent au versant qui s’ouvrait, en contrebas, sur l’ultime vallée.
Les cimes des mélèzes se déployaient en brumes embrasées. Les feuillages des bouleaux ruisselaient d’ocre et de pourpre ou parfois, déjà secs, se tordaient en ciselures grises. Les sapins bouillonnaient d’ombre et de vert. Dessous, les pâturages ménageaient de tels éclats, de telles fraîcheurs, qu’ils suscitaient un sentiment entièrement neuf — un émerveillement enfantin, un renouvellement du sang. Surtout, au fond de cet immense berceau, il y avait le lac.
Tsagaan-Nuur.
Le lac Blanc.
Au-dessus des eaux immaculées, les montagnes de la chaîne Khoridol Saridag se dressaient, bleues et blanches, alors qu’en dessous, au creux de ces eaux absolument fixes, les mêmes cimes se déployaient, tête en bas, semblant se prosterner devant leurs modèles et, en même temps, les dépassant en pureté et en majesté. C’était une paix. Un amour. Scellé dans une étreinte bouleversante, là où les vraies montagnes et leurs racines d’eau s’unissaient en une ligne trouble et mystérieuse.
Le cortège s’arrêta, frappé d’éblouissement. Seuls résonnaient le cliquetis des étriers et la respiration rauque des rennes. Diane dut faire un effort pour demeurer en équilibre sur sa monture. Elle glissa son pouce sous ses verres pour essuyer les gouttelettes de condensation qui lui brouillaient la vue.
Mais elle n’y parvint pas.
Car c’étaient des larmes qui coulaient de ses paupières de gel.
CE soir-là ils s’installèrent sur le rivage du lac. Ils plantèrent leurs tentes sous les ramages des sapins puis dînèrent à l’extérieur, malgré le froid. Après une prière aux esprits, les deux Mongols préparèrent leur menu traditionnel : mouton bouilli et thé parfumé à la graisse animale. Diane n’aurait pas cru qu’elle pourrait avaler de tels mets. Pourtant, ce soir-là, comme la veille, elle dévora sa part, sans un mot, blottie près du foyer.
Au-dessus d’eux, le ciel était d’une pureté absolue. Diane avait souvent admiré des ciels nocturnes, notamment dans les déserts d’Afrique, mais elle n’avait pas souvenir d’avoir contemplé un spectacle d’une netteté, d’une proximité aussi violentes. Elle éprouvait la sensation d’être située exactement au-dessous de l’explosion initiale. La Voie lactée déployait ses myriades d’étoiles en une sarabande sans limite. Parfois les concentrations stellaires étaient si intenses qu’elles foisonnaient de feux éblouissants. D’autres fois, elles s’étiolaient au contraire en brumes de nacre. Ailleurs encore, les bords extrêmes de la ronde se perdaient en chatoiements frémissants, comme près de s’évaporer dans l’immensité intersidérale.
Baissant les yeux, Diane s’aperçut que leurs guides, assis à quelques mètres, discutaient avec un nouveau venu, invisible dans l’ombre. Sans doute un éleveur solitaire, qui avait aperçu le feu et s’était glissé près d’eux pour partager leur nourriture. Elle tendit l’oreille. C’était la première fois qu’elle écoutait avec attention la langue mongole, une suite de syllabes rauques, bizarrement ponctuées de jotas espagnoles et de voyelles ondulées. Le nouvel arrivant tendait le bras vers le ciel.
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