— Giovanni ?
L’Italien, tassé au fond de son anorak, releva la bordure de son bonnet. Elle demanda :
— Vous savez qui c’est ?
Il replaça ses mains dans ses poches.
— Quelqu’un du coin, je suppose. Il a un accent pas possible.
— Vous comprenez ce qu’il dit?
— Il raconte de vieilles légendes. Des histoires tsévènes.
Diane se redressa.
— Vous pensez qu’il est tseven ?
— Vous avez la tête dure : je vous dis et je vous répète que ce peuple n’existe plus !
— Mais s’il raconte des…
— Ça fait partie du folklore de la région. En franchissant le col, nous avons pénétré sur le territoire des ethnies turques. Ici, tout le monde a un peu de sang tseven. Ou du moins, tout le monde connaît ces vieilles histoires. Ça ne signifie rien.
— Mais vous pouvez lui demander, non ?
L’Italien soupira en se redressant à son tour. Giovanni fit d’abord les présentations. Le visiteur s’appelait Gambokhuu. C’était un vieux masque à peau froissée. Son faciès, à la lueur des étoiles, abritait des ombres inquiétantes. L’ethnologue traduisait ses réponses :
— Il dit qu’il est mongol. Qu’il est pêcheur sur le lac Blanc.
— Il était déjà là quand le tokamak fonctionnait ?
Giovanni s’adressa au pêcheur puis articula :
— Il est né ici. Il se souvient parfaitement de l’anneau.
Diane sentait courir sous sa peau une fièvre nouvelle pour la première fois elle se trouvait face à un homme qui avait approché le cercle de pierre en fonction. Elle poursuivit :
— Qu’est ce qu’il sait sur les activités du tokamak ?
— Diane, vraiment, c’est un pêcheur. Il ne peut…
— Demandez-le-lui !
Giovanni s’exécuta. Le vent glacé agitait les sapins, distillant dans la nuit des parfums de résine si forts, si graves qu’ils prenaient à la gorge comme la fumée d’un feu. Diane se sentait encerclée, imprégnée par la texture de la taïga. Le vieux Mongol niait de la tête.
— Il ne veut pas en parler, expliqua l’Italien. Selon lui, le lieu était maudit.
— Pourquoi était-il maudit ? (Diane montait le ton.) Insistez : c’est très important pour moi !
L’ethnologue la regarda d’un air suspicieux. Diane reprit plus calmement :
— Giovanni, s’il vous plait.
L’Italien continua son dialogue avec le pêcheur. En un geste, l’homme sortit une pipe, une sorte de clé coudée métallique, qu’il bourra patiemment de tabac. Après avoir allumé son minuscule cœur de braise, il consentit à parler. Giovanni effectua une traduction simultanée :
— Il évoque surtout le laboratoire de parapsychologie. Il se souvient des convois qui arrivaient par voie ferrée, de la frontière sibérienne. Des convois de chamans, qui étaient emmenés dans l’un des bâtiments de l’enceinte. Tout le monde parlait de ces arrivages. Aux yeux des ouvriers, il ne pouvait y avoir de profanation plus grave. Emprisonner des sorciers, c’était défier les esprits.
— Demandez-lui s’il sait ce qui se passait, exactement, dans le laboratoire.
Giovanni posa la question mais le visiteur ne bougeait plus. Sa pipe embrasée clignotait à la manière d’un phare lointain.
— Il ne veut pas répondre, conclut l’Italien. Il répète seulement que le lieu était maudit.
— Pourquoi ? A cause des expériences ?
Diane avait presque hurlé. Soudain la voix de vieille corde reprit la parole, entre deux pulsations de braise.
— Il prétend que le sang a coulé, expliqua l’ethnologue. Que les savants étaient fous, qu’ils pratiquaient des expériences horribles. Il ne sait rien d’autre. Il répète que le sang a coulé. Et que c’est pour ça que les esprits se sont vengés.
— Comment se sont-ils vengés ?
Gambokhuu paraissait maintenant décidé à aller jusqu’au bout. Il parlait sans attendre la traduction de Giovanni. L’ethnologue résuma son flux de paroles :
— Ils ont provoqué l’accident.
— Quel accident?
Les traits de Giovanni se durcissaient dans la nuit. Il souffla :
— Au printemps 1972, l’anneau de pierre a explosé. Un éclair l’a traversé.
Il sembla à Diane que cet éclair la déchirait elle-même. Elle s’était toujours focalisée sur le laboratoire de parapsychologie, songeant que le drame originel était survenu lors des recherches sur les états frontières. Mais l’ultime tragédie avait en réalité jailli de la machine infernale. Elle demanda :
— Il y a eu des victimes ?
Giovanni interrogea l’homme et écouta la réponse, livide.
— Il parle de cent cinquante morts, au moins. Selon lui, tous les ouvriers étaient présents dans l’anneau quand la machine a explosé. Une opération de maintenance, je ne comprends pas bien. Le plasma a traversé le conduit et les a brûlés vifs.
Gambokhuu ne cessait à présent de répéter le même mot — un mot que Diane reconnaissait.
— Pourquoi parle-t-il des Tsevens ? demanda-t-elle.
— Tous les ouvriers étaient des Tsevens. Les derniers de la région.
Diane et Giovanni avaient donc tous deux raison. Le peuple solitaire avait d’abord été anéanti par l’oppression soviétique, mais certains de ses membres avaient survécu. Sédentarisés, prostrés dans un kolkhoze, ils étaient devenus des ouvriers asservis, voués à la mort nucléaire. L’ethnologue poursuivait :
— Il dit que certains survivants tenaient leurs intestins entre leurs mains, que des femmes refusaient de soigner leurs maris parce qu’elles ne les reconnaissaient pas. Il dit que des moribonds hurlaient, malgré leurs plaies, qu’ils avaient soif. Quand ils sont morts, leurs mâchoires se sont cassées comme du verre. Il y avait tellement de mouches sur les agonisants qu’on ne savait plus si c’étaient les brûlures ou les bestioles qui grouillaient sur leur corps…
Diane songeait aux autres survivants — à ceux qui avaient cru échapper à la brûlure. Elle ne connaissait pas les conséquences exactes de la radioactivité du tritium mais elle connaissait les séquelles de l’irradiation à l’uranium. Les rescapés d’Hiroshima avaient compris, durant les semaines qui avaient suivi l’explosion, que la notion même de survie n’appartenait pas au monde de l’atome. Ils avaient commencé par perdre leurs cheveux, puis avaient succombé à des diarrhées, des vomissements, des hémorragies internes. Alors les maladies irréversibles étaient apparues : cancers, leucémies, tumeurs… Les ouvriers tsevens avaient dû affronter ces mêmes tourments. Sans compter les femmes qui, des mois après l’explosion, avaient accouché de monstres, ou celles qui n’avaient plus jamais été enceintes, l’infection atomique détruisant les cellules séminales.
Diane scruta le ciel. Elle se refusait à toute compassion. Elle ne devait pas s’effondrer ni s’apitoyer, mais conserver ses facultés de déduction afin d’arracher quelque lumière à ces faits nouveaux. Le souvenir d’Eugen Talikh jaillit dans sa mémoire : indirectement, le physicien avait jeté le malheur et la mort sur son propre peuple en organisant des essais nucléaires. Le scientifique génial, le grand héros tseven avait provoqué l’extinction de sa propre ethnie…
Mais une autre idée la saisit. En admettant qu’Eugen Talikh n’ait pas été directement impliqué dans l’essai fatal, en supposant que l’accident n’ait pas été de son fait, n’y avait-il pas là un irréductible motif de vengeance ? Diane forgea une nouvelle hypothèse. Et si, pour une raison qu’elle ignorait encore, c’étaient les chercheurs du laboratoire de parapsychologie qui avaient été les responsables de l’embrasement? Talikh, le paisible transfuge, ne pouvait-il pas se transformer en un tueur féroce en apprenant que les chercheurs revenaient sur les lieux de leur crime ?
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