Soudain un vrombissement frémit sous ses pieds : le circuit s’ébranlait. Les pensées s’affolèrent dans sa tête. Une onde électrique pouvait-elle se déclencher ? Restait-il des gaz de tritium dans la chambre à vide ? En combien de temps les atomes allaient-ils se transformer en un arc de plusieurs millions de degrés ? Elle courait toujours, le cœur en flammes, le long de l’anneau. Le grondement s’amplifiait. Le tremblement faisait osciller les parois, le sol, les câbles, se résolvant dans son corps en ondes de terreur. Enfin elle aperçut la porte par laquelle elle était entrée : elle était toujours ouverte. Au même instant, la paroi glissa sur son rail. Diane vit les poulies noires tournoyer, les gonds se déplacer latéralement, puis l’épaisseur de béton plombé se caler dans l’axe du chambranle.
Elle effectua un bond surhumain, passa dans l’entrebâillement et sentit l’angle de béton lui frôler les côtes. Elle buta contre le seuil d’acier, tomba, se blottit aussitôt contre la paroi qui venait de se verrouiller. A bout de souffle, à bout de pensées, elle ne cessait plus de hurler, trépignant des talons, frappant le sol de ses poings. La panique se libérait en elle — une panique qui venait de loin, de toutes les épreuves qu’elle avait déjà affrontées.
La secousse culmina et lui coupa la voix. Le mur parut tressauter sur son axe, à la manière d’une membrane d’enceinte sonore. Diane se recroquevilla encore, muscles noués, mâchoires serrées, sentant le sol se soulever en une vague puissante. Tout cela ne dura qu’un instant. Un fragment, un éclat de seconde. Puis le silence s’imposa, refoula la houle assourdissante de l’alerte. La sirène s’amenuisa. Le sol retrouva sa stabilité. Diane demeurait immobile, prostrée, les yeux fixes.
Lentement, des pensées se formèrent de nouveau dans son cerveau. Un fait, un murmure, montait, loin, très loin, du fond de sa conscience : tout était fini. La montée en régime du tokamak n’avait duré que quelques secondes. Les mécanismes de sécurité, vestiges d’une autre époque, avaient stoppé l’élan destructeur. Diane se rendit compte qu’elle envisageait le circuit thermonucléaire à la manière d’une entité autonome — bête ou volcan. La vérité était différente. Une main d’homme avait provoqué le nouvel arc électrique. Qui ? Et pourquoi ? Pour la tuer, elle ? Elle était trop lasse pour s’interroger davantage. Trop épuisée pour de nouvelles questions.
Elle s’arc-bouta et se releva. Elle remarqua alors que son poncho, sur le côté gauche, avait fondu. Elle l’arracha. Sa parka aussi était noircie, déchirée en une longue ouverture. Diane plongea sa main à l’intérieur de la faille et rencontra la laine polaire, les fibres de polyester. Brûlées elle aussi. D’un seul mouvement elle découvrit son flanc. De l’aine jusqu’à l’aisselle, sa peau croustillait encore des marques du feu. C’était un froissement rouge, qui striait sa chair et rappelait les gravures anatomiques d’écorchés. Diane ne comprenait pas. Et l’absence de douleur achevait de l’épouvanter.
Elle se baissa et scruta la paroi plombée, à la hauteur où elle était assise — d’infimes fissures verticales creusaient le matériau. Le gel des hivers, la brûlure des étés avaient fini par altérer l’étanchéité du plomb. Par ces interstices, le rayonnement atomique avait filtré et l’avait touchée, elle, jusque dans ses constituants les plus ultimes. Elle recula, sidérée. Elle croyait avoir échappé à la mort. Elle avait tort. Tout à fait tort. Parce qu’elle n’était pas seulement brûlée.
Elle était irradiée.
Virtuellement morte.
LE soleil se levait sur la vallée. Les plaines verdoyantes montaient à l’assaut de l’horizon, encadrées, à droite, par les forêts de la colline, et, sur la gauche, par les contreforts de la montagne encore voilés de brouillard. Diane remarqua, à cent mètres de là, un point qui se détachait. En plissant les yeux, elle reconnut la silhouette de Giovanni, qui avançait vers elle, fusil en bandoulière. Les pâturages l’immergeaient jusqu’à mi jambes, en de longs rouleaux lascifs.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. J’ai senti une vibration et…
Une bourrasque avala la suite de ses paroles. Vacillante, Diane marcha à sa rencontre. Elle ne sentait pas la brûlure mais percevait avec précision les rafales de vent qui lui fouettaient la face, les caresses des herbes sur ses jambes, les parfums de fraîcheur qui montaient en colonnes jusqu’à son âme.
— Vous auriez pu m’attendre, gronda l’Italien lorsqu’il fut tout proche. Que s’est-il passé ?
— Le tokamak s’est mis en marche. Je ne sais pas ce que…
— Et vous ? s’enquit-il. Ça a l’air d’aller.
Diane sourit pour réfréner ses sanglots.
— Vous avez le sens de l’observation, dit-elle.
Elle noua ses doigts sur sa tignasse et tira, sans effort, une poignée de cheveux. L’irradiation jouait déjà à plein. Les milliards d’atomes qui la composaient étaient en train de se désintégrer, provoquant une réaction en chaîne qui ne cesserait plus jusqu’à sa décomposition totale. Pour combien de temps en avait-elle ? Quelques jours ? Quelques semaines? Elle murmura :
— J’étais dans la machine, Giovanni. Je suis irradiée. Irradiée jusqu’à l’os.
L’ethnologue remarqua enfin la traînée noire qui fendait sa parka. De deux doigts il écarta les pans d’étoffe et découvrit la brûlure rougeâtre — la peau commençait à craquer, à se fendiller en lambeaux. Il balbutia :
— On… on va vous soigner, Diane. Surtout il ne faut pas s’affoler.
Elle n’écoutait pas. Elle ne souhaitait s’enliser ni dans l’espoir ni dans l’angoisse. Seul le sursis qui lui restait l’intéressait. Il fallait qu’elle vive assez longtemps pour démasquer les démons, dévoiler la vérité — et assurer une quiétude définitive à son fils adoptif.
— On va vous soigner, répétait obstinément l’Italien.
— Taisez-vous.
— Je vous assure qu’on va vous rapatrier rapidement et…
— Je vous dis de vous taire.
Giovanni s’arrêta. Diane reprit :
— Vous n’entendez pas ?
— Quoi ?
— La terre tremble.
Le tokamak se déclenchait-il de nouveau ? Elle imagina la vallée partant en flammes sous le souffle atomique. Puis elle comprit que la vibration ne provenait pas du site mais des antipodes de la vallée. Elle tendit son regard, droit devant elle, entre la colline et la falaise de pierre. Un immense nuage de poussière, une sorte de brouillard de terre et de brins d’herbe, emportait l’horizon.
Alors elle les vit.
Et elle les reconnut aussitôt.
Les Tsevens.
Non pas dix.
Non pas cent.
Mais des milliers.
Une myriade de cavaliers, surplombant un foisonnement de rennes dont les dos innombrables brillaient sous les miroirs des nuages — oscillation incessante d’échines et de reflets. Un flot sans limite dévalait les pentes, épousait la plaine, se déployait, éclatant de vigueur, de tumulte, de beauté. Il n’était plus question de couleurs : les hommes portaient exclusivement des deels noires et, autour d’eux, les rennes caracolaient, dans les blancs et les gris. Ils couraient, frottant leurs flancs poudreux et mouchetés, entrechoquant leurs bois de velours — tels des arbustes animés, des coraux fantastiques, des concrétions de vent et de vie.
Diane ne savait plus où porter son regard tant l’éblouissement la ravissait, la débordait, la suffoquait. Elle cherchait un point précis où focaliser son attention lorsque, tout à coup, elle le trouva. Si elle devait mourir à cet instant, ce serait avec cette vision gravée au creux des iris : les femmes.
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