Quelques pas encore. Diane tomba sur des caissons d’isolation sensorielle — des sarcophages d’eau salée, d’environ deux mètres de long. Elle se pencha : des ossements flottaient à la surface. Des os de petite taille, vestiges d’hommes minuscules ou d’enfants. Elle songea à Lucien et se sentit défaillir — des éclipses traversaient sa conscience. Giovanni, derrière elle, déclara brutalement :
— J’en peux plus. Je ne peux pas rester là.
— Si, dit-elle avec autorité. On doit chercher encore. Comprendre ce qui s’est passé ici.
— Il n’y a rien à comprendre ! Des cinglés ont torturé des pauvres types, c’est tout !
Diana se passa la langue sur les lèvres. L’atmosphère était chargée de sel, comme saturée d’amertume. Elle repéra un autre espace au fond de la pièce, isolé à l’aide de paravents de métal. Elle obliqua dans cette direction et découvrit une table en acier inoxydable, des meubles de fer qui, tous, supportaient des bocaux éclatés par le gel. Elle s’avança. Ses pas crissaient sur les débris de verre. La buée jaillissait d’entre ses lèvres, créant autour d’elle un halo d’irréalité. Au fond des bocaux, il ne restait plus que des mares noirâtres, des organes brunis, embaumés par le froid et la solitude.
Elle commençait à saisir la logique de ce lieu. Chaque outil, chaque machine avait été pervertie de son but initial afin de pratiquer des séances de torture. Les salopards, n’obtenant aucun résultat par les méthodes traditionnelles d’étude, s’étaient transformés en bourreaux, tentant d’arracher des vérités par la souffrance, traquant au fond de la douleur et de la dissection une réalité qui leur échappait. Etait-ce ainsi qu’ils étaient parvenus à extirper les secrets des chamans tsevens ? Diane n’y croyait pas. Il était impossible que les parapsychologues aient acquis leurs facultés psi par des détours aussi violents, aussi absurdes. Même ici, il manquait un dernier maillon.
Elle repéra, près de la table d’opération, des blocs à roulettes, sur lesquels reposaient des pointes, des lames, des crochets. Ces objets oscillaient entre l’arme et l’instrument chirurgical. Leur manche, incurvé, était habillé de matériaux rares — ivoire, nacre, corne… — et travaillé de fines arabesques.
Diane s’immobilisa. On raconte que, parfois, lorsque la foudre frappe un homme, le phénomène est si rapide que la combustion n’a pas le temps de survenir. La victime ne brûle pas : elle est, littéralement, transie par le feu. Alors les fibres intimes de sa chair se souviennent à jamais de cette fulgurance, de cette possession. Diane se sentait exactement dans cet état. Autrefois, le tonnerre l’avait frappée, imprégnée d’une manière latente — voilà que l’arc de foudre se réveillait dans chaque interstice de son être.
Elle venait de reconnaître ces instruments ciselés. Ils appartenaient à son propre passé. Elle manqua s’évanouir et se rattrapa, in extremis, à la table. Giovanni se précipita :
— Ça ne va pas ?
Diane s’appuya, des deux mains, contre l’un des blocs de ferraille. Les outils acérés se répandirent sur le sol, parmi les débris de bocaux. Cliquetis de fer contre cliquetis de verre. Les scintillements dansèrent sous ses paupières battantes. Machinalement, l’Italien regarda les lames à terre et demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je… je connais ces instruments, balbutia-t-elle.
— Quoi ! Que veux-tu dire ?
— On les a déjà utilisés sur moi.
Giovanni l’enveloppa d’un regard médusé et, en même temps, battu par l’épuisement. Diane hésita quelques secondes mais il était trop tard pour reculer.
— C’était en 1983, raconta-t-elle. Une nuit brûlante du mois de juin. J’allais avoir quatorze ans. Je rentrais d’un mariage, à pied, à travers les ruelles de Nogent-sur-Marne, dans la banlieue parisienne. Je marchais le long du fleuve quand on m’a agressée.
Elle s’arrêta et déglutit.
— Je n’ai presque rien vu, reprit-elle. Je me suis retrouvée sur le dos. Un homme cagoulé m’écrasait le visage, m’enfonçait des herbes dans la bouche, me déshabillait. J’étouffais, j’essayais de crier, je… je ne voyais que des saules, au loin, et les lumières de quelques maisons.
A bout de souffle, elle aspira profondément l’air empli de sel et assécha plus encore sa gorge. Elle éprouvait pourtant un étrange soulagement. Jamais elle n’aurait cru que ces mots pouvaient franchir le seuil de ses lèvres. L’Italien se risqua à demander :
— Cet homme, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a…
— Violée ?
Ses traits se brisèrent en un sourire.
— Non. Sur le coup, je n’ai senti qu’une intense brûlure. Quand j’ai relevé les yeux, il avait disparu. J’étais là, près du fleuve, en état de choc. Du sang inondait mes jambes… J’ai réussi à rentrer chez moi. J’ai désinfecté ma blessure. Je me suis pansée. Je n’ai pas appelé de médecin. Je n’ai rien dit à ma mère. Et j’ai cicatrisé. Beaucoup plus tard, en m’aidant de livres d’anatomie, j’ai compris ce que le salaud m’avait fait.
Elle s’arrêta. Elle mesurait maintenant l’atroce familiarité de ce souvenir. Malgré tous ses efforts, malgré toute sa rage à effacer l’horreur, elle avait vécu avec ce traumatisme chaque minute, chaque seconde de sa vie. Alors elle prononça les mots interdits — des galets chauffés à blanc dans sa bouche :
— Mon agresseur m’avait excisée.
Elle leva les yeux pour s’apercevoir que l’Italien était pétrifié, comme maintenu en joue par sa propre stupeur. Il prononça enfin :
— Mais… quel rapport peut-il y avoir avec le tokamak ? Avec ces instruments ?
Diane reprit d’une voix enrouée :
— Cette nuit-là, la seule chose que j’ai vue, c’est l’arme de mon agresseur, serrée dans sa main gantée. (Elle poussa du pied l’un des bistouris sur le sol.) C’était un de ces instruments: même manche d’ivoire, mêmes ciselures…
La raison de Giovanni parut se cabrer devant cette ultime énigme.
— C’est… c’est impossible, asséna-t-il.
— Tout est possible, au contraire. Et logique. Mon rôle dans cette affaire découle de cette première agression. A moins que ce ne soit le contraire : que mon agression n’ait été qu’un maillon de l’histoire, écrite sous le signe de cet anneau de pierre. Je suis née, en tant que femme, avec cette déchirure. Et c’est cette déchirure qui va peut-être nous révéler la clé de l’enquête.
Diane s’arrêta net.
Des applaudissements discrets venaient de retentir dans l’ombre de la salle.
L’HOMME qui apparut dans le halo de lumière n’affichait aucune trace de pilosité.
Sous une large chapka brune, ses tempes révélaient une absence totale de cheveux. Il ne possédait non plus ni cils ni sourcils. Seuls, sous la clarté des néons, brillaient les reliefs durs du visage. La proéminence des arcades, l’arête courbe du nez, et la peau intensément blanche. Le déclic de ces paupières nues rappelait le cillement implacable d’un rapace.
— J’admire votre puissance d’imagination, dit l’homme en français. Mais je crains que la vérité ne soit différente encore…
Le personnage tenait à la main un pistolet automatique, mi-noir, mi-chromé. Parmi toutes les raisons de s’étonner, Diane, pour l’instant, n’en retenait qu’une seule : la langue parlée par l’intrus, tout juste fléchie par un léger accent slave. Elle demanda :
— Qui êtes-vous ?
— Evgueneï Mavriski. Médecin. Psychiatre. Biologiste. (Il s’inclina avec ironie.) Diplômé de l’Académie des sciences de Novosibirsk.
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