— Comment peux-tu en être si sûre ?
Diane afficha un large sourire, chargé de fièvre.
— Si j’ai survécu à l’irradiation aujourd’hui, cela signifie que tout s’est passé exactement de la même façon en 1972.
Les traits de l’ethnologue se fixèrent en une expression d’assentiment. Il commençait à être convaincu.
— A ton avis, qu’est-il arrivé ensuite ? interrogea-t-il.
— Le vrai cauchemar a débuté pour les Tsevens. D’une manière ou d’une autre, les parapsychologues ont dû se rendre compte du miracle des guérisons. Ils ont compris cette vérité extraordinaire : les facultés qu’ils cherchaient à capter depuis trois ans en étudiant des chamans venus des goulags existaient à quelques kilomètres de leur laboratoire. A portée de main. Et à un degré inimaginable ! Ils ont saisi alors qu’ils se trouvaient dans le berceau même des pouvoirs qu’ils convoitaient depuis si longtemps.
— Et ils ont arrêté les chamans ?
— Ils tenaient des virtuoses. Des perles rares. Ils ont repris leurs expériences avec ces hommes et, cette fois, ils ont réussi leur coup. Ils sont parvenus à leur arracher leur savoir chamanique.
— Comment?
— C’est l’élément qui me manque. Mais ces chercheurs ont réussi à conquérir ces pouvoirs. Voilà pourquoi ils détiennent aujourd’hui des facultés hors du commun. Voilà pourquoi mon enquête a été jalonnée de phénomènes inexplicables. Et voilà pourquoi ils reviennent aujourd’hui : pour recommencer leur expérience — l’expérience qui leur a permis, à l’époque, d’acquérir ces facultés.
L’Italien déniait lentement de la tête.
— C’est trop dingue.
— On peut dire ça, oui. Je possède maintenant une dernière certitude : ce vol de secrets est le véritable mobile des meurtres. Eugen Talikh venge son peuple, mais pas au sens où je le croyais. Il ne venge pas, spécifiquement, le génocide des ouvriers de l’anneau, mais, plus généralement, le pillage de leur culture. Il venge une profanation. Ces salopards ont volé les dons des Tsevens. Et ils sont en train de le payer au prix fort.
— Pourquoi trente ans après ? Pourquoi attendre leur retour vers le tokamak ?
— La réponse doit appartenir à l’élément de l’histoire que nous ne possédons pas — à la technique qu’ils ont utilisée pour capter ces pouvoirs. A ce rendez-vous donné par les enfants aux doigts brûlés…
Elle se leva. L’ethnologue l’observait.
— Mais… maintenant ? Que va-t-il se passer ? Qu’allons-nous faire ?
Diane enfila sa parka. Elle se sentait ivre de vie, ivre de vérité.
— Je retourne sur le site. Je dois trouver leur laboratoire. C’est là que tout s’est joué.
La nuit tombait. Giovanni avait emporté deux lampes-tempête à acétylène, dotées de réflecteurs, qu’ils tenaient à bout de bras. Ainsi, ils ressemblaient à des mineurs d’un autre siècle, perdus dans un dédale de galeries oubliées. Lorsqu’ils changèrent leur cartouche de carbure, ils prirent conscience qu’ils déambulaient depuis plus de trois heures. Ils repartirent sans un mot, découvrant d’autres machines, d’autres réacteurs, d’autres couloirs. Mais toujours pas la moindre trace d’un lieu qui pouvait correspondre à ce qu’ils cherchaient.
Aux environs de minuit, ils s’arrêtèrent dans une salle aux murs nus, absolument vide. Le froid s’abattit sur eux, alors que la fatigue et la faim commençaient à leur donner des vertiges. Epuisée, Diane s’écroula sur un tas de gravats. Giovanni souffla :
— Il n’y a qu’une seule zone que nous n’avons pas fouillée.
Elle acquiesça. Sans autre commentaire, ils se remirent en marche et se dirigèrent vers le cercle de pierre. Après avoir emprunté de nouveaux couloirs, traversé de nouveaux patios, ils atteignirent une salle que Diane reconnut à l’instant: l’antichambre du tokamak. Sur la gauche, elle repéra une pièce qui ressemblait à un vestiaire. Elle y découvrit des houppelandes, comme celle que portait Bruner sur le périphérique. Elle trouva aussi des masques, des gants et des compteurs Geiger. Les deux compagnons endossèrent les équipements et attrapèrent des instruments de mesure.
Ils pénétrèrent dans la couronne. Cette fois, les néons ne s’allumèrent pas. Giovanni s’approcha d’un gros interrupteur et esquissa le geste de le déclencher. Diane lui saisit le bras et murmura, à travers son masque :
— Non. Seulement nos lampes.
Ils continuèrent à avancer, poing serré sur leur torche qui se balançait à la cadence de leurs pas, franchissant des brumes de poussière dans l’obscurité. Ils longeaient le mur courbe et lépreux, en quête d’un orifice, d’une ouverture qui révélerait un espace secret.
— Là.
Giovanni tendait sa main gantée vers une porte, encastrée dans la paroi interne du cercle. Ils durent se mettre à deux pour la déverrouiller. Diane eut une hésitation face à la bouche d’ombre qui s’ouvrit. L’ethnologue passa devant elle, portant sa torche en éclaireur. Après un temps, elle lui emboîta le pas et referma la paroi. Dans un nouveau sas, elle jeta un regard à son compteur : l’aiguille ne bougeait plus — la radioactivité était absorbée. Elle arracha son masque et découvrit un escalier en spirale que son complice descendait déjà. Les marches suivaient la courbe d’un énorme pylône de soutènement. Ils étaient en train de passer sous le plateau du tokamak, parmi les fondations de la machine.
Ils accédèrent à un double portail, non plus de fer ni de plomb, mais de cuivre. Jouant de l’épaule, Giovanni écarta les battants et se glissa à l’intérieur. Diane l’imita. Dans les halos croisés de leurs lampes-tempête, une salle circulaire apparut, où se dessinaient des instruments qui, enfin, possédaient une dimension humaine. Des machines à la fois brutales et complexes, qui pouvaient suggérer des travaux de psychologie expérimentale. D’instinct, Diane sut qu’ils avaient trouvé. Le cercle de l’esprit se tenait sous le cercle de l’atome. Là où personne n’aurait jamais songé à chercher le site : au-dessous de la rotonde infernale.
Ils ôtèrent leur houppelande et avancèrent. Le mur était couvert d’un lichen luminescent, qui révélait les ombres obliques de chaînes suspendues au plafond. Les maillons cliquetaient avec une régularité lugubre, dans un roulis de vaisseau fantôme. Giovanni chercha un interrupteur.
Diane le laissa faire : il n’était pas question de visiter un tel lieu dans les ténèbres. Après un grésillement hésitant, les néons s’allumèrent. La salle apparut dans toute son immensité. Le mur circulaire ne disposait d’aucune ouverture à l’exception du portail. Au plafond, entre des câbles à moitié décrochés, les tubes fluorescents étaient disposés en arc de cercle, abandonnant à l’ombre tout ce qui se situait hors de leur halo.
Rien ne semblait avoir été pillé, comme si les détrousseurs n’avaient osé entrer. Les premiers accessoires que Diane remarqua étaient des cages de Faraday. Des boîtes carrées, en cuivre, d’un mètre de côté, qui permettaient une totale isolation électrostatique. Elle s’agenouilla et scruta l’intérieur de l’une d’entre elles. Des électrodes traînaient sur le sol mordoré: on avait placé là-dedans des hommes. Elle se remit debout et découvrit, quelques mètres plus loin, des sièges à hauts dossiers, ressemblant à des stalles d’église, équipés de bracelets de fer et de sangles de cuir. A leurs côtés, des compteurs noirâtres étaient reliés à des ventouses, laissant présager des séances d’électrochocs musclées. Au sol, elle remarqua des touffes de cheveux, engluées parmi les champignons et la poussière — des crânes avaient été rasés, afin de mieux apposer les électrodes.
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