C’était plus qu’une accalmie : le vent se réduisait à une légère brise qui faisait frissonner les feuillages et il ne pleuvait plus. Les dégâts laissés par la tempête étaient partout visibles : des branches cassées et des montagnes de feuilles jonchaient le sol, ainsi que de gros paquets d’algues échoués bien au-delà de l’étiage habituel de la marée ; une poubelle de trois cent soixante litres était couchée à vingt mètres de la maison et j’ai vu un grand arbre qui s’était abattu dans la forêt, en entraînant plusieurs autres dans sa chute.
L’estomac agréablement plein — avec encore le goût du café dans la bouche — et l’antidouleur ayant commencé à agir (je me demandais si ce truc n’avait pas aussi un effet antidépresseur ou psychotrope, tant j’étais gagné par une forme de confiance et d’exaltation suspectes), je me suis senti léger, fort et plein d’entrain, et je suis parti en reconnaissance dans l’île.
Ma bonne humeur n’a cependant pas tardé à s’évaporer en découvrant qu’il n’y avait aucun bateau sur l’île.
Rien. Nada .
Sans doute par crainte des vols, personne ne les laissait dans les garages. La plupart des résidents secondaires devaient amarrer leurs bateaux dans la marina d’East Harbor pour l’hiver ou bien les hisser sur les remorques de leurs 4 × 4 à Anacortes ou à Bellingham une fois la fin des vacances venue…
Je marchais sur le sentier en direction de la maison suivante quand j’ai perçu un bruit venant de l’ouest. Un vague bourdonnement qui n’a pas tardé à s’amplifier et à se muer en vrombissement saccadé, et j’ai compris… J’ai eu à peine le temps de me jeter dans un fourré qu’un hélico apparaissait au-dessus des arbres, le vent déplacé par ses rotors ployant et agitant les branches autour de moi. J’entendais le tap-tap-tap de ses pales, le rugissement de sa turbine et je n’avais qu’une seule peur : que les types là-haut repèrent la tache de couleur de mes vêtements au milieu de la végétation.
Je l’ai vu passer, s’éloigner vers l’intérieur, puis je l’ai entendu qui décrivait un grand cercle et revenait vers moi.
Merde !
J’avais laissé les volets du séjour ouverts ! S’ils étaient au courant que toutes les villas étaient inhabitées, ils allaient appeler la cavalerie… L’appareil est revenu à ma hauteur. Il est resté en vol stationnaire, et je sentais son souffle jusque sous mes pieds, les petits ruisseaux d’air courant au ras du sol entre les buissons, et les millions de gouttes soulevées par toute cette agitation — puis il a viré vers le nord et mis le cap sur une autre île.
Bon Dieu !
J’ai repris ma respiration, mon cœur battait la chamade, mais je me suis fait la réflexion que, maintenant qu’ils avaient vérifié l’île, j’étais tranquille pour un moment. J’allais toutefois fermer les volets et éviter de laisser la moindre trace de mon passage.
Il faut croire que la roue était en train de tourner car, dans le hangar de la dernière maison qu’il me restait à visiter, j’ai trouvé un petit canot pneumatique de marque Zodiac équipé d’un moteur Yamaha.
Je suis sûr qu’un archéologue découvrant le sarcophage d’un nouveau pharaon n’aurait pas été plus heureux. C’est à ce moment-là, tandis que je contemplais ma trouvaille, que la pensée de la veille m’est revenue.
Agate Beach .
À 7 h 30 du matin, ce jeudi 31 octobre, Bernd Krueger pressa le bouton de la sonnette au 1600 Ecclestone Road. Il entendit un carillon à l’intérieur, puis une voix lui lança : « Un instant ! »
Krueger attendit, les mains autour de sa ceinture, dans l’attitude de l’homme qui incarne l’autorité, mais quand la porte s’ouvrit et qu’il vit Liv Myers — ce petit bout de femme aussi coriace qu’un pitt-bull — s’encadrer sur le seuil, son aplomb fondit d’un coup.
« Bonjour, Liv.
— Bernd… où est mon fils ? Où est Henry ? Vous l’avez trouvé ? »
Elle avait posé sur lui un regard agrandi par l’inquiétude, mais elle n’en perdait pas pour autant son naturel autoritaire.
« Pas encore, Liv… on a trouvé un kayak…
— Quoi ? Où ça ?
— Sur les rochers, à l’entrée de la baie. Je peux entrer ? »
Il vit le visage de Liv se décomposer. Elle demeura sur le seuil, sonnée, titubant comme un boxeur qui va s’écrouler, mais ça ne dura pas. Dans la seconde suivante, elle se secoua et s’effaça pour le laisser entrer. Krueger pénétra dans un séjour qui semblait sortir d’un magazine ou d’un catalogue, confort et raffinement, avec une touche d’invitation au voyage dans les malles-cabines et les livres de photographies en noir et blanc.
« Tu veux un café ?
— Oui, merci. »
Il perçut le frôlement de pantoufles sur le plancher et tourna la tête. Vêtue d’un peignoir molletonné et d’une chemise de nuit, les cheveux en bataille, France le regardait. Bernd vit qu’elle était littéralement dévorée par l’angoisse. Dès hier soir, elles l’avaient appelé pour lui demander s’ils avaient trouvé Henry et lui signaler qu’il n’était pas rentré. Et elles avaient rappelé le bureau avant l’aube. Elles n’avaient probablement pas dormi de la nuit. Bernd savait que France lisait sur les lèvres. « Bonjour, France, dit-il. Non, on ne l’a pas encore retrouvé… Mais on a bon espoir. Il doit se planquer quelque part… »
France continua de le fixer après qu’il eut terminé, comme si elle en attendait plus de sa part, et il se sentit mal à l’aise. Heureusement, Liv choisit ce moment pour revenir avec sa tasse de café.
« Qu’est-ce qui vous fait penser que c’était Henry qui se trouvait à bord de ce kayak ? lui lança-t-elle. Le sien est ici, j’ai vérifié.
— La déposition de Charlie… Il était avec Henry hier soir. Selon lui, quand Henry a appris qu’on le cherchait, il a pris la fuite… Et aussi le témoignage d’un autre homme, qui l’a suivi et qui l’a vu partir à bord d’un kayak en direction du détroit. »
L’étincelle dans l’œil de Liv ne lui échappa pas.
« Un autre homme ? Qui suivait Henry ? C’est quoi cette histoire ?
— Il s’agit d’un privé.
— Pourquoi est-ce qu’un privé suivrait Henry ? » demanda Liv sur un ton mi-suspicieux, mi-accusateur.
France agita alors les mains et Liv lui répondit en lui parlant du kayak échoué. Il vit la blonde devenir livide et elle tourna vers Krueger un regard affreusement inquiet.
« Henry est un très bon nageur, dit-il pour la rassurer. Il s’est sans doute échoué sur une autre île, on est en train de les survoler avec un hélico et j’ai envoyé mes hommes les fouiller une par une, maintenant que la tempête est calmée… Ils sont aidés par la patrouille d’État et les gardes-côtes. »
Il se tourna vers la brune.
« Liv, enchaîna-t-il, on a trouvé de l’argent liquide dans le coffre de la voiture d’Henry… beaucoup d’argent . »
Les deux femmes l’examinaient. Krueger se serait senti plus à l’aise s’il avait eu des hommes en face de lui, même des durs à cuire, plutôt que deux femmes comme celles-là.
« Selon son ami Charlie, Henry a trouvé cet argent dans un garde-meubles d’Everett, dans un box à ton nom , Liv… D’autre part, il affirme qu’Henry, lui et le reste de la bande avaient découvert l’existence d’un maître chanteur sur l’île. »
Il secoua la tête et leva une main.
« Je sais que ça a l’air incroyable mais… ça n’est pas tout… Nate Harding a confirmé qu’il était bien victime d’un chantage… »
Il leva les yeux vers Liv. Elle semblait sidérée. Il surveilla brièvement France, puis son regard revint se fixer sur la brune.
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