— Laquelle, Charlie ?
— Hein ?
— Quelle mère d’Henry c’était ?
— France … »
Il vit Krueger interroger la femme d’un haussement de sourcils. Celle-ci acquiesça.
Krueger se leva, ouvrit la porte et la mère de Charlie apparut.
Charlie eut un choc. Sa mère avait l’air si fatiguée, si inquiète. Pour la première fois, il nota le nombre de fins cheveux gris apparus ces derniers temps au milieu des autres, les profonds cernes bruns qui soulignaient ses yeux tristes. Et une vague d’affection l’inonda.
« Tu peux y aller, Charlie, dit Krueger. Merci pour ton aide. Ton frère va te raccompagner.
— Pas la peine, je peux rentrer seul. »
En passant, dans un élan spontané, il prit sa mère dans ses bras. Ils se serrèrent l’un contre l’autre. Cela leur fit du bien à tous les deux. Elle déposa un baiser sur sa joue. Elle sentait bon et il se dit qu’il l’aimait, oh oui : il l’aimait plus que n’importe qui au monde.
Puis il sortit. Avant que la porte ne se referme, il entendit la voix de Krueger : « Asseyez-vous, madame Scolnick. »
Elle se sentait devenir toute petite sous le feu de leurs regards. « Oui, confirma-t-elle, je l’ai vue qui descendait de sa voiture et qui traversait la rue vers les poubelles.
— Que faisiez-vous à votre fenêtre à une heure pareille ? »
Elle rougit comme si elle venait de confesser un acte interdit ou inavouable.
« J’ai des insomnies… Je n’ai pas envie d’allumer la télé ou mon ordinateur si tard… je n’ai pas non plus le courage de lire, alors je regarde par la fenêtre… On est en haut de Main Street… De l’étage, on voit une bonne partie de la ville et du port. Ce… ce n’est pas de l’espionnage… c’est juste que… j’aime cette vue… elle m’apaise… Toutes ces petites lumières, la nuit… et les bateaux dans la marina, le silence… les rues désertes… j’ai l’impression d’avoir l’île pour moi toute seule quand tout le monde dort… À Seattle, il y avait toujours du bruit. Le silence n’était jamais complet. »
Elle se sentit encore plus coupable de s’être justifiée de la sorte. Les petites rides autour de ses beaux yeux s’accentuèrent.
« Et vous êtes sûre que c’était elle ? »
Elle lança un coup d’œil étonné en direction du petit bonhomme blond et rondouillard.
« Qui d’autre ? C’était sa voiture, elle venait d’Eureka Street…
— Mais vous n’avez pas vu son visage ?
— Si… en partie… j’ai vu ses cheveux blonds qui dépassaient de sa capuche : il pleuvait à verse. C’était elle, évidemment. »
Le blondinet hocha la tête en mâchant son cure-dents. Il remonta les lunettes sur son nez.
« Madame Scolnick, dit Krueger, est-ce que vous avez parlé de cet incident avec les mères d’Henry ? »
Elle opina brièvement, de sorte qu’il était difficile de déterminer s’il s’agissait d’un oui ou d’un non.
« J’en ai parlé à Liv un jour où elle est venue chercher Henry.
— Et… ?
— Elle avait vraiment l’air de tomber des nues. Pendant une seconde, j’ai cru qu’elle allait m’accuser d’avoir tout inventé et j’ai regretté d’en avoir parlé. Elle m’a dit que je devais me tromper. Que c’était forcément une erreur. Mais elle paraissait complètement bouleversée. Elle ne faisait pas semblant… »
Krueger considéra Platt qui demeurait aussi impénétrable qu’un sphinx derrière ses lunettes, à part le cure-dents qui voyageait d’un côté à l’autre de sa bouche.
« Madame Scolnick, prononça le shérif tout doucement en se penchant vers elle, est-ce que quelqu’un vous fait chanter ?
— Quoi ?
— On vous fait chanter, madame Scolnick ? Êtes-vous victime d’un maître chanteur, comme plusieurs des habitants de cette île ? »
Ils lurent une profonde perplexité dans son regard.
« Vous êtes sérieux ? Non, bien sûr que non ! De toute façon, je n’ai rien à cacher. »
Krueger lorgna discrètement Liza Wasserman. Tout le monde a quelque chose à cacher, avait-il l’air de penser.
« Vous voyez passer beaucoup de monde dans votre magasin, vous n’avez pas idée de qui ça pourrait être ? »
Le dessin de la bouche se réduisit à un fil.
« Vous avez raison : je vois passer toutes sortes de gens. Et pas que des gens recommandables, croyez-moi… Mais si on doit commencer à parler de ça, on va y passer la nuit…
— Réfléchissez.
— Désolée : je n’ai pas pour habitude de me livrer à des spéculations sans preuves. »
Le ton était sans appel. Krueger soupira. Liza Wasserman se rejeta contre son siège. Platt vérifia l’œil de la caméra qui filmait.
Noah observa la lueur des torches qui clignotaient le long de la côte, fragiles et impuissantes au milieu de la tempête. L’océan affichait toujours le même visage menaçant. Il faisait trop sombre pour distinguer les silhouettes des sauveteurs, de là où il était. Il sortit son téléphone.
« Noah ? dit Jay à l’autre bout. C’est quoi, ce bruit ? Du vent ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Reynolds le lui dit. Il lui parla de la fuite d’Henry en kayak à travers la tempête.
« Je suis au courant, dit Jay. On le suivait avec un drone Reaper. Mais à cause de la tempête, on l’a perdu… Tu as du nouveau ?
— Ils ont trouvé son kayak sur les rochers, répondit Noah. Vide… Ils pensent qu’il s’est noyé… »
Il y eut un long silence.
« Il l’a peut-être fait exprès pour qu’ils le croient, suggéra Jay. Ce gamin a de la ressource.
— Oui, admit Noah, tout en sachant que la première hypothèse était de loin la plus vraisemblable.
— On sera là dans quelques heures, annonça Jay prudemment. Dès que la tempête se calme un peu, on va envoyer des drones plus légers scruter toutes les îles… Il faut le retrouver, Noah. Coûte que coûte. Tu sais ce qui est en jeu… »
Oui, il le savait : un père qui cherche son fils. Un père qui disposait d’un avantage considérable sur tous les autres pères : il était l’un des hommes les plus puissants du pays. Et surtout, il faisait partie de cette poignée d’individus qui en tiennent des milliards d’autres dans le creux de leur main et peuvent à tout moment obtenir sur chacun plus d’informations qu’un dieu en posséderait.
Mais même un tel père, se dit Noah, n’était pas assez puissant pour arrêter la mort. La mort d’un fils… En un sens, Noah trouvait ça rassurant.
Bernd Krueger raccompagna la mère de Charlie à la porte et la regarda s’éloigner au milieu des rafales.
« Tu la crois ? » dit Platt dans son dos.
Krueger consulta sa montre. Il était presque 2 h 30 du matin.
« Quoi ? Quand elle dit qu’elle n’a pas de secrets ? Bien sûr que non ! Tout le monde en a au moins un.
— C’est quoi, son secret, d’après toi ? Une liaison ? Une fraude fiscale ? Un passé inavouable ? Une maladie ? Une déviation sexuelle ?
— C’que j’en sais… Tu n’en as pas, toi, de secret ? Un truc que tu n’aimerais pas que je sache… »
Il vit Platt sourire, comme s’il pensait à un secret véritablement amusant, un secret qui aurait laissé Krueger sur les fesses, et le cure-dents remonta encore plus haut vers son oreille gauche.
Krueger était déjà ailleurs. Trop de zones d’ombre. Mais ils se rapprochaient… Incontestablement… Il songea à l’enquête menée par Henry et ses copains. Ces gamins avaient abattu un boulot incroyable ! Il allait falloir les cuisiner.
Il songea aussi à Taggart et à Nate Harding…
Puis il pensa au kayak vide…
Demain matin, il irait interroger France et Liv. Il pria pour ne pas avoir à leur annoncer en même temps la mort d’un fils. Une silhouette émergea lentement du rideau de pluie.
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