À un moment donné, j’ai eu une hallucination : une main spectrale jaillissant de l’abîme, tendue vers le ciel, pâle, doigts écartés. Je savais que c’était celle de Naomi… Et que c’était impossible. J’ai paniqué. Puis la main s’est enfoncée définitivement dans les flots.
Il n’y avait pas de courant de surface pour me faire dériver, mais mes forces n’en diminuaient pas moins rapidement quand j’ai enfin aperçu la ligne du ressac devant moi. Vision qui m’a flanqué un sacré coup de fouet. J’ai fait les dernières dizaines de mètres dans un état second et mes semelles ont rencontré des rochers sous l’eau ; je me suis écorché les mains et les genoux en voulant prendre pied sur cette putain de côte rocailleuse et traîtresse, pleine d’arêtes coupantes, de pentes glissantes et de reliefs piégeux entre lesquels la mer bouillonnait.
Quand j’ai enfin pris pied sur une plage obscure et sablonneuse, je claquais des dents et je grelottais.
J’étais loin d’être au sec, vu que la pluie s’était remise à balayer la plage et le vent à harceler le rivage, mais j’avais bon espoir de trouver un refuge. Je connaissais cette île comme ma poche.
Cedar Island…
Un petit bout de terre boisée et presque plate d’un kilomètre et demi de long avec une vingtaine de résidences secondaires sur son pourtour — toutes fermées en cette saison — et seulement deux résidents permanents à l’autre extrémité.
À genoux dans le sable, j’ai lentement repris mes esprits. Les mains sur les cuisses, penché en avant, j’ai vomi un mélange d’eau de mer et de bile. Quand je me suis relevé, plusieurs minutes s’étaient écoulées et tous mes muscles étaient raides et douloureux. J’ai traversé la plage en direction du petit sentier qui sinue dans les bois et longe la côte d’une résidence à l’autre. Ici, les arbres retenaient en partie la pluie, mais j’étais transi de froid, je serrais les bras autour de mon corps et je tremblais si fort que mes dents s’entrechoquaient ; mes baskets pleines d’eau et de sable glougloutaient et mon jean collait à mes cuisses.
Résistant à la tentation de me réfugier dans la première maison qui s’est présentée (si la police fouillait l’île, c’est par là qu’elle commencerait), j’en ai croisé une bonne demi-douzaine avant de jeter mon dévolu sur une villa moderne sur pilotis, avec un toit en aluminium et une charpente en chêne, à un kilomètre environ de l’endroit où je m’étais échoué. Trois marches conduisaient à la grande terrasse qui courait tout autour, surplombant la mer toujours rugissante, mais tenue suffisamment à distance pour voir les fantomatiques gerbes d’écume s’élever dans l’obscurité et s’abattre sur le ponton loin du corps d’habitation.
En passant les fenêtres en revue, j’ai fini par en trouver une dont le volet était mal fixé. J’ai cassé la vitre avec mon poing enfoncé dans ma manche. Deux minutes plus tard, j’étais à l’intérieur.
J’ai tâtonné jusqu’à la porte et trouvé un interrupteur. Par chance, l’électricité n’était pas coupée. Une petite chambre sommaire avec un lit à une place. En remontant le couloir, j’ai débouché sur une salle obscure qui s’est avérée être un grand séjour-cuisine quand j’ai tourné le commutateur.
Sans plus attendre, je me suis mis en quête d’une salle de bains. Dès que je l’eus trouvée, je me suis déshabillé et glissé sous le jet. Je grelottais encore — de froid ou de soulagement —, j’avais la chair de poule tandis que le nuage de vapeur chaude s’élevait, mais la caresse émolliente de l’eau brûlante sur ma peau a peu à peu détendu mes muscles, et mon cerveau rempli de pensées sombres s’est relâché, lui aussi.
Je ne pensais pas que les flics fouilleraient l’île avant plusieurs heures, ou même plusieurs jours. Ils attendraient que la tempête se calme.
J’ai repensé à l’homme en noir, sur le chemin, me criant de revenir…
Qui était-il ?
Cela faisait des jours qu’il me suivait, m’épiait — et voilà qu’il avait peur pour moi… D’où sortait-il ? Qui l’envoyait ? Augustine ?
J’ai pensé à Charlie, à mes mamans, à Darrell gisant au pied du phare…
En ressortant de la douche, je me suis séché et frictionné jusqu’à ce que ma peau soit rouge homard. Puis j’ai fouillé l’armoire à pharmacie à la recherche d’un désinfectant ; il se trouvait entre des sparadraps et des Tampax. J’ai nettoyé mes égratignures aux genoux et aux mains — l’une de mes rotules, couverte de petits cratères noirs et de plaies brunâtres, ressemblait à un de ces rochers déchiquetés sur la côte —, je les ai ensuite recouvertes avec les sparadraps.
Une pensée m’est venue : il fallait que je dorme.
Que je fasse taire la douleur qui revenait à mesure que mes muscles se refroidissaient.
Que j’oublie l’orque surgissant des flots, la chute interminable de Darrell, le corps de Naomi sur Agate Beach, le regard éteint de Charlie dans la voiture, la main émergeant de l’océan…
… l’argent de mes deux mères dans le coffre…
J’ai rempli un des verres à dents et cherché un antidouleur dans l’armoire à pharmacie. Il y en avait un choix étonnamment vaste — à croire que les occupants étaient affligés de toutes sortes d’inflammations et de névralgies. J’ai finalement jeté mon dévolu sur du Demerol — à quoi j’ai ajouté, pour faire bonne mesure, de l’Oxycodone, sans me soucier de savoir si les deux pouvaient être associés ou non : j’avais mal dans toutes sortes d’endroits.
Un peignoir moelleux m’attendait derrière la porte, bouclé comme ceux des hôtels, et je me suis enveloppé dedans.
De retour dans la pièce principale, j’ai senti les premières vagues d’une bienheureuse fatigue me gagner — ou était-ce déjà l’effet des antalgiques ? J’ai examiné les livres sur la poutre qui servait de manteau à la cheminée : Chuck Palahniuk, Jim Lynch, Sherman Alexie, J.A. Jance… rien que des auteurs du coin ; j’ai envisagé un moment de faire un feu, mais la fumée risquait d’attirer l’attention. J’ai poussé les radiateurs à fond, marché jusqu’à la baie vitrée, fait glisser la porte de verre sur son rail, puis j’ai ouvert les volets sur le spectacle de la mer en furie — le vent a mugi dans la pièce — et j’ai promptement refermé la vitre avant d’éteindre toutes les lumières.
Il faisait hyper-sombre, aussi ai-je déniché une bougie et une boîte d’allumettes dans un des tiroirs de la cuisine.
J’ai porté la bougie allumée jusqu’à la table basse.
Après quoi, je me suis laissé tomber dans le canapé. Je ne sais si c’était dû à l’épuisement ou à l’effet des drogues — mais c’était le canapé le plus profond, le plus confortable, le plus douillet dans lequel je me fusse jamais assis.
J’ai tourné le regard vers le rectangle grisâtre de la baie, j’ai fixé la mer sombre hérissée de crêtes pâles et le ciel noir plein de nuages à travers les vitres, les rouleaux blancs explosant sur les rochers le long de la petite anse, l’horizon invisible. J’entendais l’orage rugir autour de la maison, les grands pins à la pointe qui sifflaient dans le vent, le bruit d’une chaîne cognant contre le ponton. J’entendais la maison craquer et se plaindre. Paradoxalement, je trouvais cette atmosphère des plus apaisante. Je crois bien que l’action des médocs n’était pas étrangère à ce bien-être.
Au moment de m’endormir, une pensée a fusé, comme un coup d’aiguille dans mon cerveau engourdi :
Agate Beach
Mes paupières ont papilloté.
Un truc en rapport avec Agate Beach…
Et, soudain, pendant un instant qui a illuminé ma conscience tel un éclair, j’ai entrevu la vérité.
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