Je me suis levé.
Je suis sorti de la cafétéria et j’ai pris la direction du bâtiment de l’administration. Je suis allé directement au bureau de Lovisek.
« Ça ne va pas, ai-je dit en entrant. Je ne me sens pas bien, pas bien du tout.
— Tu veux voir un médecin ?
— Je veux rentrer chez moi. »
Il a hoché la tête, a attrapé un papier.
« D’accord, qui tu as cet après-midi ? »
Je le lui ai dit.
« File. Je la préviendrai… »
J’ai attendu le ferry une bonne heure. Mes doigts tremblaient sur le volant. À bord, j’ai éteint mon portable. La salle était presque déserte, le bar fermé. Finalement, je suis redescendu m’asseoir dans la voiture et j’ai mis de la musique.
En arrivant à Glass Island, j’ai tourné à droite puis à gauche et remonté Main Street. Je me suis garé à une centaine de mètres du Ken’s Store & Grille et j’ai fait le reste du chemin à pied. J’ai rentré la tête dans les épaules en passant devant le magasin, la capuche rabattue, sur le trottoir opposé, puis j’ai brusquement bifurqué et traversé la chaussée en direction de la palissade ; elle était en partie dissimulée par les véhicules des clients garés sur le côté du magasin, dont un camion de livraison, ce qui faisait mes affaires. J’ai progressé derrière eux, à l’opposé de l’entrée latérale du grill, qui se trouvait près du container à glace fermé par un cadenas.
J’ai jeté un regard en arrière en m’approchant des planches de la palissade ; je me suis concentré sur la rue, puis je l’ai agrippée et j’ai sauté par-dessus. Je me suis reçu dans l’herbe détrempée de la cour et je suis resté accroupi un moment. Mon cœur s’est mis à battre un tout petit peu plus vite. À partir de maintenant, j’aurais du mal à justifier ma présence si on me surprenait.
Comme la plupart des arrière-cours, celle-ci était remplie de tout un bric-à-brac, mais il y avait aussi une table et du mobilier de jardin, des nichoirs à chaque tronc et une véranda surélevée. Quand on avait douze ans, Charlie et moi, on se glissait dessous en imaginant qu’on était des spéléologues piégés dans des grottes martiennes infestées de créatures carnivores. Charlie se tordait en poussant des argggghhhh ! et des à l’aide ! au secours ! ils me dévorent les jambes, ohhhhhh ! tout en agitant celles-ci dans tous les sens et — une nuit où je dormais chez eux — il avait tenté de me convaincre, en donnant des coups sourds contre la cloison, dans le lit qu’il occupait en dessous du mien, qu’il y avait bel et bien une présence maléfique planquée dans les soubassements de la maison, et que si l’un de nous avait le malheur de s’aventurer sous la véranda la nuit, on ne le reverrait jamais.
Bien entendu, je n’y croyais pas une seconde, je répétais infatigablement : « Charlie, je sais que c’est toi qui cognes », et lui, tout aussi infatigablement : « Je te jure sur la tête de ma mère, Henry ! C’est pas moi ! » Il n’empêche — il me flanquait une trouille bleue avec ses histoires et ses coups sourds et il le savait.
Je me suis approché de la véranda et de la porte de derrière, sous l’avant-toit en bardeaux d’asphalte. J’étais presque sûr que la porte était ouverte. À la morte saison, une fois les touristes envolés, personne ne ferme sa porte de derrière en plein jour sur Glass Island.
J’ai longuement essuyé mes semelles, puis je suis entré.
L’intérieur était aussi silencieux que je m’y attendais. Tout le monde était à l’avant, au magasin. J’ai soudain pensé à Nick et, l’espace d’un court instant, l’angoisse a vrillé mon estomac : avec ce qui se passait en ce moment, Nick devait être au bureau du shérif ; dans le cas contraire, si jamais il me trouvait ici, j’aurais sans doute droit à la plus belle correction de ma vie.
Le petit couloir du rez-de-chaussée était encombré de caisses de sodas à la rhubarbe, à la vanille et à la lavande entassées dans les coins. Une porte donnait sur le séjour à ma gauche, une autre sur la cuisine. Face à moi, à droite de l’escalier, la porte derrière laquelle un couloir menait au magasin. J’ai grimpé les marches vers les chambres, à l’étage, les jambes flageolantes, ma main crispée sur la rampe cirée de l’escalier. Les marches grinçaient légèrement à travers le tapis élimé. Je suis parvenu sur le palier. J’ai hésité. La chambre des parents se trouvait dans le fond ; la première porte était celle de Charlie, ensuite venait celle de Nick. Subitement, je me suis rendu compte de l’absurdité de ma démarche. Qu’est-ce que je m’attendais à trouver ici ? Un signe quelconque que la maîtresse de maison était bien le maître chanteur ? Un petit détail qui, tout d’un coup, ferait la lumière, comme dans une série télé ? Ridicule… J’ai pensé à Naomi. La mort de Naomi justifiait toutes les prises de risque ; c’était en m’insinuant dans la vie des habitants de l’île — comme le maître chanteur l’avait fait — que je découvrirais, tôt ou tard, la vérité. Néanmoins, j’étais persuadé que je ne parviendrais à rien ici sinon à foutre en l’air la plus belle amitié de ma jeune existence et j’étais à deux doigts de mettre fin à cette entreprise et de décamper quand j’ai avisé la porte de la chambre de Charlie…
… entrouverte…
Machinalement, je me suis approché ; en retenant mon souffle, je me suis penché à l’intérieur.
Tout ici était extraordinairement calme. Il pleuvait derrière la vitre. Sa guitare était appuyée au mur, près de la mappemonde lumineuse devant laquelle nous avions plus d’une fois rêvé que nous remontions le cours de l’Orénoque ou du Zambèze en pirogue. Sa collection de jeux vidéo gisait en vrac sur la descente de lit et sa PlayStation sur la table de nuit. Ses vêtements étaient éparpillés un peu partout, et la penderie béait, pleine de chemises à carreaux que Charlie boutonnait toujours jusqu’en haut. Son pieu — duquel il avait le plus grand mal à s’extraire les matins d’hiver — était défait et gardait l’empreinte de son corps. Sur les murs, un grand poster du concert mythique de Nirvana à Reading ainsi que des formules encadrées du genre : Ici a lieu le championnat du monde des losers, Les super-héros sont gays : ils portent des collants, Interdit de fumer mais pas de se masturber (celle-ci dissimulée derrière un fanion des Seahawks), Diplômé de zombielogie et, sur le bureau, une lampe multicolore en forme de fusée, des bouquins de classe et un Mac ouvert… J’ai prêté l’oreille, mais aucun son ne montait du rez-de-chaussée, pas même les voix des clients du magasin.
Seul le bruit assourdi d’une voiture passant dans Main Street est parvenu à mes oreilles.
J’ai poussé le battant. Je suis entré. De nouveau, le plancher a grincé légèrement sous mes pas. Ça sentait le fauve : un arrière-plan familier et indéfinissable, mais qui laissait supposer des activités suspectes, la nuit venue. J’ai traversé la chambre jusqu’au bureau, regardé l’ordinateur. Puis j’ai tendu le bras, passé un doigt sur le pavé tactile. L’écran s’est illuminé. Les îles et la mer en fond d’écran — avec une orque effectuant une cabriole hors des flots.
L’icône de la messagerie… j’ai cliqué dessus et elle m’a demandé le mot de passe.
Il y a un an environ, je l’avais surpris en train d’entrer le début de celui-ci sur sa tablette tactile. Je ne l’avais pas fait exprès, mais je n’avais pu m’empêcher de regarder. J’ignorais s’il en avait changé depuis… J’ai tapé ZOMBIELAND — et elle s’est ouverte ! Je ne sais pas ce que je cherchais… Mais mon pouls s’est emballé en pénétrant par effraction dans l’intimité numérique de Charlie.
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