— Demandes-z’y c’qu’y veut », a dit le Vieux à Darrell en désignant Shane.
Un éclair est tombé dans les bois, immédiatement suivi par l’écho de la foudre. Une goutte a frappé mon crâne, comme un doigt, puis une autre, et puis tout un bataillon — et une ondée glacée a subitement balayé le terre-plein et nous a rincés tandis que tout le paysage se voilait.
Shane m’a regardé, l’air inquiet.
« Il veut parler à Darrell, a-t-il dit d’une voix de plus en plus faible, une main au fond de sa poche.
— Pourquoi tu gardes une main dans ta poche, fiston ? a fait le Vieux. Les enfants, revenez ici. »
La marmaille est remontée sur la terrasse et nous avons vu un garçon d’à peine douze ans, pâle et le visage criblé de taches de rousseur, émerger des bois avec un fusil d’assaut pointé sur nous, sur notre gauche.
« Sors ton feu, Shane, a dit Darrell d’un ton patelin. Et jette-le par terre. Lentement. »
Shane a obéi, sa lèvre inférieure tremblait.
« Z’avez d’autres armes ? a voulu savoir le Vieux de sa voix râpeuse.
— Non, m’sieur, j’ai lancé.
— Qui tu es, toi ?
— Je m’appelle Henry Walker, Naomi était ma copine.
— Qui ça ?
— La… la fille trouvée morte sur la plage… »
Le Vieux a cillé. Ses yeux luisaient comme deux bouts de métal embouti.
« Qu’est-ce que ça a à voir avec nous ? »
J’ai hésité.
« C’est peut-être à votre fils qu’il faut le demander… »
J’ai vu le regard du Vieux changer.
« Lequel ?
— Darrell… »
À ce moment-là, j’ai vu tous les sourires se figer — et le visage de Darrell est devenu très sombre à travers la pluie. Ses paupières se sont étrécies. Il a dévalé les marches dans ma direction, livide, les pupilles étincelantes.
« Espèce de petit enculé ! a-t-il lancé. Qu’est-ce que t’as dit ? »
J’ai reculé d’un pas mais il a avancé sur moi, très vite. Il m’a saisi par le col et m’a jeté d’une bourrade dans la boue, puis la pointe d’une botte m’a heurté dans les côtes et mes poumons se sont vidés d’un coup, tandis que la douleur embrasait toute ma cage thoracique.
« Sales petits bâtards de merde ! Je vais tous vous envoyer à l’hosto ! Z’entendez ?
— Ça suffit, Darrell, a ordonné le Vieux, mais j’ai quand même reçu un dernier coup qui m’a fait tousser et rouler-bouler. Relève-toi, petit », a-t-il ajouté.
J’ai obéi tant bien que mal — à genoux d’abord, debout ensuite — en me tenant les côtes, plié en deux. L’orage grondait au-dessus de nous, le vent nous assaillait. J’ai cligné des yeux à la fois à cause de la douleur et de la pluie qui rinçait mon visage fangeux ; j’avais la sensation que des griffes me serraient les côtes sous la peau.
« Explique-toi. »
J’ai hésité. Ils pouvaient aussi bien nous buter tous les quatre pour ce que j’allais dire. Surtout si Darrell avait tué Naomi. Mais je ne le croyais pas. Du moins, pas directement. Comme je l’ai dit, il l’aurait violée d’abord. Mais Darrell savait peut-être quelque chose… J’ai avalé ma salive, oublié la boule de ciment durci dans mon ventre et je me suis mis à parler — de la scène à laquelle nous avions assisté la veille, Charlie et moi —, et j’ai entendu Charlie gémir : « Oh, mon Dieu, non… » dans mon dos.
Tout le monde me fixait, à présent. Femmes et hommes. Des regards plus qu’hostiles : meurtriers. Plus j’avançais dans mon récit, plus le silence se faisait pesant, à peine troublé par les grondements de l’orage et le vent tourbillonnant qui chahutait les branches, et je me suis dit que je venais de signer mon arrêt de mort.
« Je suis venu pour savoir ce qu’il y a dans cette clé USB, ai-je conclu. C’est tout. Je sais que vous n’êtes pour rien dans le meurtre de Naomi et, de toute façon, je n’irai rien dire à la police, vous avez ma parole, ai-je conclu d’une voix tremblante.
— Vous entendez ça ? a ironisé Darrell en se retournant vers la terrasse. Il n’ira rien dire à la police. On a sa parole ! »
Puis il m’a envoyé valdinguer une nouvelle fois dans la gadoue d’une mandale dont j’ai bien cru qu’elle m’avait arraché la tête. Je l’ai secouée, j’ai fait jouer mes mâchoires — la douleur a explosé dans mes tempes et dans ma nuque. J’ai senti le goût du sang et de la boue sur ma langue.
Il m’a soulevé par le col, décollant mes fesses trempées de la fange.
« Je vais te tuer ! a-t-il dit et, en cet instant, je crois bien qu’il le pensait.
— Darrell, c’est quoi cette histoire de clé USB ? » a demandé Hunter Oates derrière lui.
Il m’a lâché. J’ai atterri de nouveau dans la boue.
« Pas devant eux, a-t-il dit.
— Est-ce que t’as quêq’chose à voir avec la mort de cette fille ? a demandé le Vieux.
— Quoi ? (Il s’est retourné et a craché par terre.) Cette pute , je sais même pas qui c’est ! Je l’ai peut-être baisée un jour, mais je m’en souviens pas. Si je devais me souvenir de toutes les chattes que j’ai tringlées… »
J’ai serré les dents, essayant d’évacuer la haine qui m’aveuglait. Le regard perçant du Vieux ne me quittait pas un seul instant, à travers la pluie. Elle avait collé ses cheveux blancs sur son front et trempait sa chemise sur son large poitrail.
« Qu’est-ce que tu veux, au juste, gamin ? » a-t-il dit.
Je me suis agenouillé, les mains sur mes genoux crottés, les fesses sur les talons, et j’ai repoussé ma mèche dégoulinante.
« Je veux savoir ce qu’il y a sur cette clé USB et ce qu’il y avait dans cet ordinateur qu’ils ont cramé, Taggart et lui. Rien d’autre…
— Pourquoi ?
— Parce que votre fils et Taggart étaient sur le ferry le soir où ma copine a disparu. (J’ai toussé, craché du sang dans la gadoue.) Et que je pourrais très bien aller raconter ça à la police si vous ne me donnez pas ce que je veux… »
J’ai vu le visage du Vieux se durcir, son regard se vider de toute chaleur, de toute humanité, et un vent glacial est passé sur ma nuque. Ça y est, cette fois tu es allé trop loin, me suis-je dit.
Tu es mort.
On est tous morts …
Tout le monde surveillait le Vieux, à présent, attendant sa réaction.
« Tu joues un jeu très dangereux, sale petit merdeux… Je pourrais très bien lâcher mes chiens sur deux d’entre vous, petits connards, ils vous arracheraient la gorge en un clin d’œil… Ensuite, deux ou trois balles perdues pour les autres en voulant les stopper et voilà — un terrible, terrible accident, ce serait… Un drame, oui… (Il a secoué la tête.) Bien sûr, il me faudrait euthanasier Bashar et Kim Jong, ça me fendrait le cœur — mais il faut parfois savoir faire des sacrifices… »
Sa voix douce et râpeuse était aussi noire que les nuages là-haut. Nous avons tous frissonné. Ma pomme d’Adam restée coincée à mi-hauteur de mon larynx, je me suis éclairci la gorge.
« Si je ne suis pas de retour pour la désactiver, une vidéo filmée hier soir arrivera directement sur l’ordinateur du shérif. Elle est programmée pour ça. Par ailleurs, il y a à Glass Island quelqu’un qui sait que nous sommes là…
— Et si on les torturait pour savoir où est cette vidéo et qui est cette personne ? a suggéré Darrell, ses yeux en amande posés sur moi — le pire étant qu’il ne plaisantait pas.
— Tu es comme mes fils, petit : tu as des couilles, a estimé le Vieux, songeur. Des couilles, mais pas de cervelle… Ton histoire de vidéo, c’est bidon. »
J’ai jeté un coup d’œil discret à Hunter et à Blayne sur la terrasse. S’ils s’éclipsaient maintenant, cela voudrait dire que nous ne ressortirions jamais vivants d’ici.
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