Il lança un regard soupçonneux en direction de Cordélia.
— Quel genre de mails ? poursuivit le directeur des programmes sans se laisser émouvoir.
— Euh… enfin, vous voyez… inappropriés , comme vous avez dit…
— Tu peux être un tout petit peu plus précis, s’il te plaît ?
— Eh bien… des trucs… euh…
— Des avances ?
— Oui.
— Des trucs sexuels ?
— Oui, ce genre de choses… mais ça n’a pas duré longtemps, je le répète.
— Combien, tu as une idée ?
— Quelques-uns…
— Combien ?
— Peut-être dix…
— Plutôt dix ou plutôt vingt ?
— Eh bien… je ne sais pas… peut-être vingt, oui.
— Plus ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Très bien, Ilan. D’accord. Admettons. Combien de temps ça a duré, dis-moi ?
— Une semaine, dix jours, pas plus : ça, j’en suis sûr. Je vous l’ai dit, ça s’est arrêté très vite.
— Donc, tu en recevais plusieurs par jour, c’est bien ça ?
Christine eut l’impression que le sol bougeait comme sous l’effet d’un tremblement de terre. Les oreilles d’Ilan avaient viré au violet. On aurait dit des prothèses de cinéma.
— Oui.
— Combien par jour, tu en as une idée ?
— Non, je n’ai pas compté.
— Chaque jour ?
— Euh… oui.
— Pendant dix jours ?
— Un peu plus d’une semaine, oui.
C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle se leva d’un bond, se pencha par-dessus le bureau.
— Ça suffit maintenant ! On arrête les conneries ! Ça ne prouve absolument rien : quelqu’un a très bien pu se servir de ma messagerie quand elle était ouverte sur mon bureau ! Je ne tolérerai pas d’être salie une minute de plus, tu entends ? Cette histoire est grotesque, ça a assez duré ! Et je ne comprends pas que tu puisses lui donner le moindre crédit !
Le directeur des programmes ignora sa sortie.
— Ces mails, Ilan, voulut-il savoir, tu les recevais le jour ou la nuit ?
Un silence.
— Les deux, répondit le jeune homme, gêné.
De nouveau, un long silence. Christine était toujours debout, elle se sentait vidée, nauséeuse, groggy. Guillaumot jeta un coup d’œil à sa montre.
— Merci pour ton honnêteté. Cordélia et toi, vous pouvez retourner à votre travail. Je vous remercie tous les deux, voyez avec Arnaud pour l’émission. C’est lui qui assurera l’intérim aujourd’hui. Dépêchez-vous.
Cordélia et Ilan décampèrent. Non sans un regard appuyé de la part de la première. Christine regarda Guillaumot, sidérée.
— Très franchement, je ne comprends pas que tu accordes la moindre crédibilité à ces affirmations, répéta-t-elle, découragée.
— Christine…
— Laisse-moi parler ! Tu m’as obligée à écouter ces élucubrations — alors, maintenant, tu m’écoutes. Ça fait combien de temps qu’on travaille ensemble ? J’ai toujours fait le boulot, tu le sais. Je n’ai jamais eu de problèmes relationnels ni personnels avec les collègues jusqu’à aujourd’hui ; je ne suis pas hystérique comme Becker, tyrannique comme toi, tire-au-flanc comme un paquet de gens ici. Je suis pro, fiable, et tout le monde m’apprécie…
Guillaumot s’empressa de saisir la perche qu’elle lui tendait.
— Tout le monde t’apprécie ? Ouvre les yeux, bon Dieu, Steinmeyer ! Tout le monde ici te prend pour une emmerdeuse, une diva arrogante et cassante ! Tout le monde pense que, depuis un certain temps, tu as pris la grosse tête ! Je ne compte pas le nombre de fois où tu es venue me faire chier pour des broutilles ! (Il lui lança un regard lourd de ressentiment.) Et dois-je te rappeler ce que j’ai trouvé dans ton tiroir ? Sans parler de tous ces retards et de ton comportement très peu professionnel au micro ces derniers temps…
Elle comprit soudain. Guillaumot non plus ne l’aimait pas . Et, pour lui, c’était l’occasion rêvée… Elle eut l’impression que le sol vacillait, qu’une tempête se levait au fond de son esprit, noire et drue.
— Tu crois vraiment que les gens sont à tes pieds ? poursuivit-il sur le même ton revanchard. Qu’on ne peut pas se passer de toi ? Que tu es indispensable ? (Il leva les yeux au ciel.) Bien sûr que tu le crois… C’est ça ton problème, Steinmeyer, tu es déconnectée des réalités ! Et maintenant, ça. Mais pour qui tu te prends, bordel ?
Elle n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait toujours pensé que son travail était apprécié, respecté, tout comme son professionnalisme, et que hormis quelques divergences de vues et quelques ennemis — il était normal d’en avoir dans un environnement où régnait l’esprit de compétition et où beaucoup convoitaient la place des autres —, elle était bien intégrée au sein de la rédaction.
Il consulta ostensiblement sa montre.
— J’ai une réunion avec les actionnaires et la direction dans une heure. Rentre chez toi. Je vais réfléchir aux suites à donner. En attendant, tu restes chez toi demain : Arnaud assurera l’intérim de l’émission.
Elle faillit dire quelque chose mais s’abstint. Elle était au bord de l’épuisement, de la rupture. Elle posa une main prudente sur le dossier de sa chaise pour ne pas tomber.
La voix de Guillaumot s’adoucit, comme s’il se rendait compte qu’il était allé trop loin :
— Rentre chez toi, Christine. Je te tiendrai au courant. Quelle que soit ma décision, tu en seras la première avertie.
Elle battit en retraite. La porte du bureau était restée ouverte après le départ d’Ilan et de Cordélia : tout l’ open space avait par conséquent entendu la sortie du directeur des programmes. Elle fonça vers son bureau, tête baissée. À travers la salle totalement silencieuse. Sentant tous les regards converger sur elle.
— Christine, je…, commença Ilan.
Elle leva la main et il se tut. Ses doigts tremblaient si violemment qu’elle dut s’y reprendre à deux fois pour introduire la petite clé dans la serrure du tiroir. Elle récupéra sa besace, passa la courroie sur son épaule et fonça vers les ascenseurs.
— Bon débarras, dit une voix sur son passage.
Des bois derrière, à quelque distance, et des lieues de peupliers devant — sur la plaine, alignés comme des hallebardes dans un tableau de Paolo Ucello. En s’asseyant au volant de sa voiture, il se rendit compte qu’il commençait à apprécier cet endroit. Il n’en aimait pas les pensionnaires, à quelques exceptions près, mais le lieu lui-même n’était pas dépourvu de charme. Ni de paix. Il se rendit compte qu’il n’était pas pressé d’en partir, qu’il appréhendait le retour à la vraie vie. Cela signifiait-il qu’il était encore loin de la guérison ?
Pour Servaz, le mot avait une saveur suspecte. Guérison… Un langage de psys et de toubibs. Il se méfiait des uns comme des autres. Il regarda la plaine blanche, se demandant quand cet épisode neigeux finirait. Et, tout à coup, il comprit que cette plaine glacée était à l’image de son cerveau : quelque chose en lui avait gelé après la mort de Marianne. Son âme attendait le dégel, son âme attendait le printemps.
Le cactus n’était pas le genre de bar à figurer dans les guides. Il n’avait pas plus de cent ans d’existence, comme Chez Authié, il n’était pas situé sur l’une des places les plus remuantes de la ville, comme le Bar Basque, et il n’accueillait pas les célébrités, comme l’Ubu Club. Il ne possédait pas non plus la dignité agressive de ces cafés qui clament haut et fort leur ambition d’être le dernier lieu à la mode. Ni l’atmosphère compassée des brasseries historiques de la place Wilson. Il était en apparence rigoureusement identique à des centaines d’autres bars — mais les apparences sont souvent trompeuses, pour les bars comme pour les gens. Le Cactus possédait bien plus que cela : une clientèle de fidèles, qui avaient choisi d’être là comme des chats décident d’habiter quelque part. Et une légende… Bâtie par le précédent propriétaire, homme intrépide qui recevait — et virait — qui il voulait dans son établissement, à toute heure du jour et de la nuit : putes, travelos, voyous — et des flics. Dans un quartier pas forcément amoureux du bleu.
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