— Vous voulez dire qu’on va dans une clinique de chirurgie esthétique ?
Ils ne parcoururent que quelques centaines de mètres en s’élevant vers le haut du village, à travers ses rues pavées, avant de se garer sur le petit parking de la clinique qui dominait les toits de la ville et le lac. Bonnet-Jaune descendit le premier de sa VW et ouvrit son coffre, puis il tendit sa valise à Servaz, qui la prit avec un nœud au ventre. Il avait lu sur Internet que la greffe de foie était une intervention chirurgicale lourde, délicate, autant pour le donneur vivant que pour le receveur — une opération qui pouvait durer jusqu’à quinze heures — et il avait les jetons tout à coup. Les foies , songea-t-il, c’est le cas de le dire . Pour se rassurer, il se dit qu’Hirtmann tenait trop à son fils pour le confier à des mains inexpertes.
Son fils … Il n’arrivait toujours pas à se faire à l’idée. Il était ici pour donner une partie de son foie à son propre fils. Dit comme cela, ça ressemblait à de la science-fiction.
— C’est quoi la phalloplastie ? demanda-t-il soudain tandis qu’ils traversaient le petit parking puis grimpaient les marches à l’entrée.
— Chirurgie du pénis.
— Et la nymphoplastie ?
— Des petites lèvres. On les réduit quand elles sont trop grandes.
— Charmant.
Lothar Dreissinger était une publicité vivante pour la chirurgie esthétique. Dans le genre avant/après. Il incarnait l’avant : c’était l’un des hommes les plus laids que Servaz eût jamais vus. Son visage semblait le produit d’une macédoine de gènes exceptionnellement mal assortis. Nez et oreilles trop grands et trop charnus, yeux trop petits, mâchoire trop étroite, lèvres de crapaud, crâne chauve et pointu comme un œuf de Pâques… Ajoutez à cela une cornée jaune et injectée, des petits cratères sur la peau comme s’il avait été atteint de la vérole dans sa jeunesse.
Servaz se demanda si cela incitait ses clients à se précipiter vers la salle d’opération — ou si, au contraire, ils voyaient là les limites de la chirurgie tant vantée par le maître des lieux. Si lui n’avait pas pu réparer ces criantes injustices de la nature, à quoi bon ?
Il portait une blouse de médecin sur une chemise blanche et ses mains manucurées, en revanche, étaient très belles. Servaz le remarqua quand il les croisa sous son menton.
— Vous avez fait bonne route ? demanda-t-il en anglais.
— Est-ce que c’est important ?
Les yeux jaunes du directeur de clinique étaient aussi d’une désagréable fixité.
— Pas vraiment, dit-il. Tout ce qui m’importe, c’est que vous soyez en bonne santé.
— C’est une belle clinique que vous avez là, commenta Servaz. De la chirurgie esthétique, c’est ça ?
— En effet.
— Maintenant, répondez-moi, êtes-vous compétent pour réaliser ce genre d’opération ?
— Avant que je me convertisse à cette activité plus… rémunératrice… c’était ma spécialité, voyez-vous. Renseignez-vous : j’étais très bon. Ma réputation s’étendait bien au-delà des frontières de l’Autriche.
— Vous savez qui je suis ? demanda Servaz.
— Le père de l’enfant.
— À part ça…
— Non, et je m’en fiche.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— À quel sujet ?
— Au sujet de cette opération…
— Que Gustav avait besoin d’une greffe. Le plus vite possible.
— Quoi d’autre ?
— Que vous aviez pris une balle dans le cœur il y a quelques mois. Et que vous étiez resté dans le coma pendant plusieurs jours.
— Ça ne vous inquiète pas ?
— Pourquoi ça m’inquiéterait ? C’était dans le cœur, pas dans le foie.
— Est-ce que ça n’est pas un peu… risqué ?
— Bien sûr que ça l’est. Toute opération comporte un risque.
Dreissinger agita ses belles mains de pianiste.
— Et il s’agit d’une opération très délicate, ajouta-t-il, une triple opération en vérité : celle qui consiste à vous enlever les deux tiers de votre foie, la suivante à extraire le foie nécrosé de Gustav et la troisième à lui implanter un greffon sain et à tout recoudre. Il y a toujours un risque.
Il sentit un pincement au creux de l’estomac.
— Mais le fait que j’aie subi une opération cardiaque il y a deux mois, est-ce que ça n’augmente pas considérablement ce risque ?
— Pour l’enfant non : le donneur pourrait aussi bien être un donneur mort, c’est d’ailleurs la procédure la plus courante.
— Et pour moi ?
— Pour vous sans aucun doute.
Il avait dit cela d’un ton badin et Servaz sentit sa gorge s’assécher. Il se fiche complètement que je meure ou pas… Et Hirtmann, lui, est-ce qu’il s’en fiche aussi ?
— Vous abritez un meurtrier, dit-il soudain. Et pas n’importe lequel.
Le visage du chirurgien se ferma.
— Vous le saviez ?
Dreissinger hocha la tête.
— Pourquoi ? demanda Servaz.
Le petit homme parut hésiter.
— Disons que j’ai une dette envers lui…
Servaz haussa un sourcil.
— Quel genre de dette peut impliquer de prendre un tel risque ?
— C’est difficile à expliquer…
— Eh bien, essayez quand même.
— Pourquoi le ferais-je ? Vous êtes flic ?
— En effet.
Dreissinger fixa sur lui un regard étonné.
— Ne vous en faites pas, dit-il, je ne suis pas ici en tant que flic, mais pour donner mon foie, comme vous le savez. Alors ?
— Il a tué ma fille.
La réponse avait fusé sans la moindre hésitation. Servaz regarda le petit homme sans comprendre. Un voile de tristesse était passé sur le visage laid — furtivement. Un instant de faiblesse vite envolé : Dreissinger le toisait à nouveau avec fermeté.
— Je ne comprends pas.
— Il l’a assassinée… À ma demande… Mais sans rien lui faire d’autre, évidemment. Il y a dix-huit ans de cela.
Servaz le regardait avec une incrédulité croissante.
— Vous avez demandé à Hirtmann de tuer votre fille ? Pourquoi ?
— Voyez-vous, monsieur Servaz, il n’y a qu’à regarder ma figure pour comprendre que la nature n’est pas aussi parfaite que certains le prétendent. Ma fille était aussi laide que son père, cela la rendait très… déprimée … Mais, comme si cela ne suffisait pas, elle était aussi atteinte d’une maladie incurable, une maladie rare, une maladie terrible qui provoquait d’horribles souffrances. Il n’y a à ce jour aucun traitement et la seule issue est la mort au mieux avant quarante ans, dans des souffrances chaque jour plus intolérables. Un jour, j’en ai parlé à Julian. Et il m’a proposé de le faire. Je l’avais moi-même envisagé à plusieurs reprises. Mais dans ce pays seule l’euthanasie passive est tolérée et j’avais trop peur d’aller en prison. Je vous l’ai dit : j’ai envers lui une dette que je ne pourrai jamais honorer.
— Mais vous risquez d’aller en prison pour ça aussi…
Les yeux du chirurgien se réduisirent à deux fentes.
— Pourquoi ? Vous avez l’intention de me dénoncer ?
Servaz ne répondit pas mais il eut la sensation d’avoir avalé du gel réfrigérant : sur la table d’opération, ce type aurait sa vie entre ses mains. Et, comme il l’avait précisé, le donneur pouvait aussi bien être mort.
— Vous voulez en savoir plus sur ce qui va se passer ? demanda Lothar Dreissinger d’un ton doucereux.
Servaz hocha prudemment la tête. Il n’était pas trop sûr de vouloir.
— Nous allons d’abord effectuer le prélèvement sur votre foie. Ensuite, nous allons réaliser l’hépatectomie…
— La quoi ?
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