Il chercha l’hôtel que lui avait indiqué le Suisse — la Pension Göschlberger — et, vingt minutes plus tard, il s’effondrait comme une masse dans un lit haut perché et rempli d’édredons qui semblait tout droit sorti d’un conte pour enfants.
— Il a utilisé sa carte Visa dans une agence de location de voitures à Blagnac hier matin, annonça un flic nommé Quintard. Ensuite quelques heures plus tard dans une station-service à la hauteur de Bourgoin-Jallieu et la dernière fois au péage d’Annemasse-Saint-Julien avant la frontière suisse.
— Nom de Dieu, s’exclama Rimbaud.
— La voiture, une Peugeot 308, a été louée au nom d’Émile Cazzaniga…
— Génial, dit le bœuf-carotte, il peut être n’importe où en Europe.
— Ou même revenu en France, suggéra un autre membre de l’IGPN. Il est assez malin pour ça.
Stehlin suivait l’échange sans s’en mêler, l’air sombre. C’était un cauchemar.
— Est-ce que quelqu’un a une idée de l’endroit où il a pu aller ? demanda Rimbaud en faisant le tour de la table d’un regard acéré.
Ni Samira ni Espérandieu ne mouftèrent mais, quand le bœuf-carotte eut porté son attention ailleurs, ils échangèrent un regard.
— Il faut une vignette pour circuler sur les autoroutes suisses, fit observer Rimbaud. Il a peut-être été contrôlé par la police suisse s’il n’en avait pas, qui sait ? Quelqu’un peut les contacter ?
Une ambiance de fin de règne s’était installée autour de la table : l’agonie d’un service auquel plus aucun magistrat ne confierait une enquête importante. Espérandieu se dit que cela devait ressembler à ça dans les administrations de Washington, maintenant que les fonctionnaires de Trump prenaient la place. Il pourrait toujours demander sa mutation… Mais Martin, qu’allait-il devenir ? Avait-il vraiment fumé Jensen ? Il avait toujours autant de mal à le croire. Il chercha du regard le soutien de Samira et la jeune Franco-Sino-Marocaine posa une main discrète sur son genou l’espace d’un instant. Il se sentait infiniment triste. Qu’est-ce qui avait mal tourné depuis ce coup de feu sur ce wagon ? Des flics brisés il en avait déjà vu. Mais Martin était son meilleur ami — avant son coma du moins.
— Et cette policière norvégienne, quelqu’un sait où elle se trouve ? demanda Rimbaud en regardant le directeur du SRPJ.
Stehlin secoua la tête avec la lenteur d’un condamné à mort à qui on demande s’il a une dernière volonté.
— Génial, dit le bœuf-carotte. Nous allons solliciter Interpol pour la diffusion d’une notice rouge concernant le commandant Servaz.
Rien que ça, pensa Espérandieu. La presse appelait improprement les notices rouges « mandats d’arrêt internationaux ». En réalité, il ne s’agissait pas de mandats d’arrêt, les policiers d’un pays ne pouvant procéder à l’arrestation d’un individu uniquement sur décision d’une justice nationale, mais de messages d’alerte pour localiser la personne et demander son arrestation par les autorités locales.
— Je veux un signalement détaillé, une photographie, ses empreintes digitales, tout le toutim.
Il se tourna vers Vincent et Samira.
— Vous pouvez vous charger de ça ? leur demanda-t-il d’un ton venimeux.
Il y eut un blanc. Puis le majeur droit de Samira — orné d’une bague à tête de mort — s’éleva joliment au-dessus de la table, elle repoussa sa chaise et sortit.
— Même réponse, dit Espérandieu en se levant à son tour.
Martin passa la matinée à flâner dans les rues étroites de la carte postale et au bord du lac, coiffé d’une casquette bon marché achetée sur place dans une boutique à souvenirs et payée avec ses derniers euros, des lunettes de soleil sur le nez et une grosse écharpe de laine enroulée autour du cou. Il s’attarda aux terrasses, buvant tellement de café qu’il finit par repousser la dernière tasse loin de lui, écœuré.
Il ne risquait pas d’attirer l’attention : il y avait cent fois plus de touristes que d’habitants et ils se marchaient les uns sur les autres dans la petite bourgade coincée entre le lac et les montagnes. Il entendait toutes sortes de langues autour de lui et fort peu d’allemand.
Malgré tout, il ne put s’empêcher de trouver le panorama impressionnant : tous ces toits blancs entassés les uns au-dessus des autres, ces façades pimpantes, presque riantes, ces pontons de bois et, en face, la présence hostile, écrasante, de la paroi couverte de glace, à la blancheur striée de hachures horizontales tel un dessin exécuté par une main tremblante, qui tombait dans les eaux glacées et légèrement brumeuses du Hallstättersee comme une pierre tombale.
Cinq minutes avant midi, il se mit en marche vers la Marktplatz, à côté de l’église luthérienne, à une cinquantaine de mètres. Il y avait là aussi un tas de touristes qui mitraillaient avec leurs appareils photo et leurs téléphones à peu près tout ce qui ressemblait à une vieille pierre ou à un morceau d’Autriche.
Il attendit plusieurs minutes presque sans bouger, faisant mine d’observer la fontaine et les environs. Se demanda où était Kirsten. Plusieurs fois, il l’avait cherchée du regard, avait espéré qu’elle apparaîtrait, déguisée en touriste comme lui, mais elle ne s’était pas montrée et il commençait à se sentir inquiet. Puis il se dit que c’était logique : il pouvait très bien être surveillé par quelqu’un d’autre et Kirsten ne voulait pas prendre de risques.
— Mahler est venu ici, vous le saviez ? dit soudain l’un des touristes à côté de lui sans cesser de photographier.
Servaz le regarda. Le type portait un curieux bonnet jaune à pompon. Il était blond, bronzé, l’air sain et sportif. Un peu plus petit mais plus costaud que lui.
— Vous avez fait votre valise ? dit l’homme en remettant le capuchon sur l’objectif de son appareil.
Servaz acquiesça.
— Très bien, allons la chercher.
Quelques minutes plus tard, ils quittaient le bourg dans une Range Rover hors d’âge crachant une fumée noire sur une petite route qui suivait la rive ouest du lac.
Samira Cheung regarda Vincent. Elle avait ce jour-là tellement de crayon noir autour des yeux qu’on aurait dit une goule surgie d’une histoire de maison hantée.
— Tu penses la même chose que moi ?
— De quoi tu parles ?
— De ce qu’a dit Quintard à la réunion : le trajet de Martin, son passage en Suisse. La Suisse, c’est pas loin de…
— L’Autriche, je sais, confirma-t-il. Halstatt…
— Tu crois vraiment qu’il peut être là-bas ?
— Ça a l’air absurde, non ?
— Mais c’est quand même la route, fit-elle remarquer.
Il considéra les deux bagues à tête de mort de sa main droite et les bracelets en cuir pleins de croix, de clous et de crânes miniatures.
— Oui, admit-il, c’est la route… C’est aussi la route de Genève, la ville d’Hirtmann. Et la Norvégienne, tu crois qu’elle est avec lui ?
Samira ne lui répondit pas. Elle était déjà en train de pianoter sur son clavier.
— Regarde.
Il s’approcha, vit une page d’accueil quelconque, puis lut : « Polizei Halstatt, Seelände 30 ». Il y avait une adresse mail qui se terminait par « polizei.gv.at » et même un site Web. Samira cliqua dessus et ils sourirent malgré la gravité de la situation : deux top models façon Barbie et Ken en uniforme de police près d’une voiture de patrouille, aussi crédibles que Steven Seagal dans le rôle du président des États-Unis.
— Tu parles allemand ? demanda-t-elle.
Il fit signe que non.
— Moi non plus.
— Mais je parle anglais, dit-il en décrochant son téléphone. Les Autrichiens, ça cause aussi british , non ?
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