En émergeant de la station Canal-du-Midi, ce matin-là, il effectua les derniers mètres jusqu’à l’entrée du commissariat avec des semelles de plomb. Jamais encore il n’avait pénétré sur son lieu de travail avec le cœur aussi lourd.
Torossian présenta son passe devant les tourniquets, entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du troisième étage, là où se trouvait la Section balistique du Laboratoire de police scientifique. Une fois dans son bureau, il accrocha son blouson à une patère, posa ses fesses devant son ordinateur et se mit en devoir de réfléchir. Les dernières heures avaient été une rude épreuve pour ses nerfs, et il n’avait trouvé le sommeil que vers 4 heures du matin. Sa femme lui avait demandé ce qu’il avait mais il avait refusé de répondre. Il avait comme un nœud qui lui obstruait la gorge depuis le réveil.
La veille, il avait terminé les tirs de comparaison. Le résultat était accablant pour quelqu’un qu’il appréciait beaucoup. Non seulement quelqu’un qui était presque devenu un mythe au sein du SRPJ depuis les affaires de Saint-Martin et de Marsac, mais aussi qu’il estimait en tant qu’homme, en tant qu’habitant de cette foutue planète — et ce n’était pas si courant.
Mais la physique et la balistique se moquent des sentiments humains. Elles sont froides, factuelles, véridiques, irréfutables. C’était ce qu’il appréciait jusqu’ici dans son métier : il n’avait pas à se débattre dans la jungle des sentiments humains, des intuitions, des hypothèses, des mensonges et des demi-vérités, comme ses collègues. Jusqu’à ce jour. Aujourd’hui, il haïssait les faits. Car les faits avaient parlé : c’était l’arme de Servaz qui avait tué Jensen. Il n’y avait pas le moindre doute. La science ne ment pas.
Il secoua la tête en regardant la pluie qui léchait tristement les vitres — Servaz faisant usage de son arme pour abattre un homme froidement : non, vraiment, c’était absurde —, décrocha son téléphone et composa le numéro du bœuf-carotte.
Il se gara sur le parking de l’hôtel de police peu de temps après avoir déposé Kirsten à son hôtel. Le jour n’allait pas tarder à se lever. Il voulait demander à Espérandieu de veiller sur Margot en son absence — elle l’aimait bien et lui faisait confiance — et d’avoir les équipes de surveillance à l’œil. Les ressources du SRPJ n’autorisaient pas un dispositif lourd et il savait qu’en son absence celui-ci ne tarderait pas à être allégé.
Il se remémora les paroles d’Hirtmann en se dirigeant vers le bâtiment. Est-ce qu’il était en train de se jeter dans la gueule du loup ? Si l’analyse balistique avait parlé, Vincent l’aurait appelé pour l’avertir, se dit-il.
Il traversa au pas de charge le hall où les plaignants faisaient la queue, franchit les tourniquets sur la gauche et emprunta l’ascenseur jusqu’à l’étage de la Brigade criminelle. En émergeant de la cabine au deuxième étage, il croisa Mangin, un type de l’Identité Judiciaire avec qui il n’avait pas d’affinités particulières. D’ordinaire, ils se saluaient aussi brièvement que les convenances l’exigeaient. Cette fois, Mangin lui lança un regard appuyé puis s’éloigna sans un mot.
Non, pas appuyé : étonné. Perplexe.
Aussitôt, il ressentit une nervosité nouvelle. Quelques « bonjour » timides plus tard en retour à ses salutations commencèrent à lui donner des fourmis dans les jambes. Il résista à l’envie de faire demi-tour et de détaler. Barre-toi , disait une petite voix en lui. Maintenant. Barre-toi . Il sortit son téléphone. Pas de message de Rimbaud. Ni de Vincent. Ni de Samira. Il hâta le pas et les trouva dans leur bureau.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il depuis la porte.
Vincent se penchait par-dessus l’épaule de Samira assise devant son écran. Ses deux adjoints parlaient avec animation — ils s’interrompirent. Se tournèrent vers lui. Leurs yeux s’agrandirent.
Il croisa leurs regards.
Et comprit.
Une boule dans la gorge.
— J’allais t’appeler…, commença Vincent avec une certaine hésitation. J’allais t’appeler… Ton arme…
Il se tenait encore dans le couloir, au seuil de la pièce. Il eut l’impression que ses oreilles se mettaient à bourdonner, Vincent le regardait comme s’il avait vu un fantôme.
Un mouvement sur sa gauche…
Il tourna la tête. Vers le couloir. Se figea. Rimbaud se dirigeait vers lui à grandes enjambées.
Hostile…
— C’est ton arme…, répéta Espérandieu, comme assommé, de l’intérieur du bureau. Martin, putain, tu…
Il n’écouta pas la suite.
Il lâcha le chambranle, commença à s’éloigner de la porte.
Pivota vers les ascenseurs. Se mit en marche.
D’abord doucement, puis plus vite.
— Hé ! Servaz ! gueula le bœuf-carotte dans son dos.
Les portes étaient ouvertes. Il s’engouffra dans la cabine. Présenta son badge.
— Servaz ! Où vous allez ? Revenez !
Rimbaud courait à présent, en gueulant quelque chose qu’il n’entendait pas. Des têtes apparaissaient, les unes après les autres.
L’ascenseur ne démarrait pas.
Démarre, démarre … Plus que quelques mètres pour Rimbaud. Soudain, les portes se refermèrent. Il lut la frustration, mais aussi la satisfaction d’avoir eu raison, sur les traits du bœuf-carotte quand elles effacèrent son visage de boxeur.
Dans la cabine, il expira. S’efforça de réfléchir froidement. Mais la sérénité le fuyait comme l’air d’un pneu percé. Il était coincé pendant que là-haut Rimbaud devait passer des coups de fil, lancer l’alerte, rameuter les troupes. Son cœur se mit à battre plus vite.
Ils allaient le coincer en bas : un appel et ils le bloqueraient avant la sortie .
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, non seulement il y avait des gardes à l’entrée, mais les plantons à l’accueil contrôlaient l’ouverture des portes à l’aide d’un bouton.
Il était fait comme un rat.
Puis il pensa à autre chose. Il avait quand même un avantage : l’immeuble était grand et la communication entre les services rarement optimale.
L’ascenseur s’ouvrit au rez-de-chaussée, devant les tourniquets, mais il resta planqué au fond de la cabine. Il présenta à nouveau son badge et appuya sur un autre bouton. L’appareil se remit en mouvement avec une légère vibration.
Les sous-sols.
Les geôles. Les cellules de GAV. Garde à vue.
Ne pas penser aux secondes qui défilaient…
Ils avaient déjà dû appeler l’accueil. Combien de temps avant qu’ils comprennent où il allait ?
Les portes qui s’ouvrent. Il émergea dans un espace froid, clinique, dépourvu de fenêtres, exclusivement éclairé à la lumière artificielle.
Tourna à droite.
Des cellules vitrées, les unes éclairées, les autres non. Des types allongés au ras du sol, derrière les vitres, comme des chiots dans une animalerie. Des regards indifférents, las, furieux ou simplement curieux.
Le grand bocal avec les gardes aux uniformes clairs un peu plus loin.
Il les salua, s’attendant à tout instant à les voir jaillir de leur cage pour l’intercepter, mais ils lui rendirent son salut d’un air affairé.
C’était plutôt calme ce matin-là. Pas de hurlements ni de tapage. Ils étaient toutefois en train de placer quelqu’un en garde à vue un peu plus loin — l’homme passait dans le portique de sécurité avant d’être fouillé. Trois flics de la BAC l’accompagnaient…
Ses battements s’accélèrent. C’était peut-être sa chance. Il dépassa le portique, poursuivit sa route…
Tourna à droite.
… La porte donnant sur le parking. Ouverte … Putain !
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