— Bonsoir, Gustav, dit-il.
— Bonjour, répondit Gustav.
— Tu sais qui c’est ? demanda Julian Hirtmann.
L’enfant fit « non » de la tête.
— Je te le dirai bientôt. C’est quelqu’un de très important pour toi.
Servaz eut l’impression que le poing d’un de ces charlatans de guérisseurs philippins s’enfonçait dans son ventre et lui retournait les entrailles. Sur ces hauteurs, le vent hurlait et emportait les paroles du Suisse. Celui-ci plongea une main dans la poche de son manteau, en sortit une feuille imprimée et un passeport.
— Une voiture de location t’attend demain matin à l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Avec, tu te rendras à Halstatt, en Autriche. Tu en as pour quinze heures de route environ. Sur place, quelqu’un viendra à ta rencontre sur la Marktplatz, devant la fontaine. Après-demain à midi. Ne t’inquiète pas, tu le reconnaîtras.
— Halstatt ? L’endroit de la carte postale…
Il vit Hirtmann sourire.
— La Lettre volée de Poe encore une fois, dit Servaz. Personne n’ira le chercher là-bas.
— En tout cas plus maintenant que la police a mis le village et les environs sens dessus dessous, dit Hirtmann.
— La clinique est là-bas ? demanda Servaz.
— Contente-toi de suivre les instructions. Bien entendu, si jamais il te venait à l’idée de demander à cette fliquette norvégienne de te suivre… Ah, au fait, à l’heure actuelle, ils ne doivent pas être loin d’avoir identifié ton arme comme celle du crime, tu ferais mieux de ne pas traîner du côté du SRPJ.
Servaz songea soudain que le double test ADN qu’il avait demandé à Vincent était inutile : Hirtmann ne l’aurait pas choisi comme donneur s’il n’avait pas été sûr à 100 % que Servaz était le père. Gustav était bien son fils. Cette pensée lui donna aussitôt le vertige. Il leva sur le garçon un regard un peu perdu.
— C’est lui, papa, qui va me donner son foie ? demanda Gustav comme s’il lisait dans ses pensées.
— Oui, c’est lui, fils.
— C’est grâce à lui que je vais guérir, alors ?
— Oui. Tu vois, je te l’ai dit : c’est quelqu’un de très important. Tu dois lui faire confiance comme tu me fais confiance à moi, Gustav. Ça aussi, c’est important.
Kirsten regarda la voiture de Martin approcher et se garer au pied de la terrasse. En contrebas de la pente enneigée, les lumières dans la vallée évoquaient le brasillement d’une coulée de magma. L’instant d’après, il entra dans la chambre, les yeux brillants, et elle sut que quelque chose venait de se passer.
— C’est bien mon fils, dit-il.
Il la regarda, à la fois hagard et ému. Kirsten ne dit rien.
— Je pars demain, ajouta-t-il.
— Demain ? Pour où ?
— Je n’ai pas le droit de te le dire.
Il la vit se refermer, lut la tristesse dans ses yeux. Il la prit par les épaules.
— Kirsten, ce n’est pas une question de confiance.
— Ça y ressemble pourtant.
Elle avait pris un air buté et son regard s’était refroidi de plusieurs degrés.
— Kirsten, je ne veux pas prendre le moindre risque, c’est tout. Qui sait si quelqu’un ne nous surveille pas tous les deux…
— En plus des Labarthe, tu veux dire ? Tu t’imagines quoi ? Qu’il a une armée à sa disposition ? Tu le surestimes, Martin. Et, de toute façon, il a besoin de toi. Enfin… de ton foie.
Elle n’avait pas tort. Tant que la transplantation n’avait pas eu lieu, Hirtmann ne tenterait rien contre lui. Et après ? se dit-il. Que se passerait-il après ? Qui sait s’il ne voudrait pas éliminer l’autre père , devenu trop encombrant ?
— Halstatt, dit-il.
— Le village de la carte postale ? s’étonna-t-elle.
Il hocha la tête.
— Merde. C’est malin. Tu as rendez-vous où ?
— Sur la place du marché, après-demain à midi.
— Je pourrais partir dès cette nuit. Et m’installer là-bas, dit-elle.
Il se sentit inquiet tout à coup. Et si l’hôtelier était dans le coup ? Bon sang, il devenait parano.
— Tu comptes t’y rendre comment ? demanda-t-elle.
— Une voiture de location. À l’aéroport.
— Retournons à Toulouse. Les Labarthe sont morts, Gustav a disparu. Nous n’avons plus rien à faire ici et tu dois y être demain matin. Tu me déposes à mon hôtel. Ensuite, je me débrouillerai pour filer ni vu ni connu. Avec quelques heures d’avance…
Il acquiesça. Elle le regardait avec un mélange de douceur et de complicité et il sentit qu’elle avait envie ou besoin de se rapprocher et qu’il avait envie aussi de ce contact. Un instant, ils restèrent sans parler puis, tandis que leurs bras pendaient le long de leurs corps, leurs mains se frôlèrent. Se frôlèrent et se touchèrent, leurs doigts se cherchant, s’entremêlant, se caressant.
Elle s’approcha de lui et leurs bouches se rejoignirent. Elle effleura son cou tandis que, déjà, il la déshabillait et l’entraînait vers le lit. Ce fut différent de la fois d’avant, plus tendre, moins violent. Cependant, elle le mordit de nouveau, le griffa — comme pour laisser son empreinte, une fois de plus, dans ses chairs. Elle s’adapta à son rythme et le laissa venir.
— Il y a une chose que je n’ai pas dite, commença-t-elle une fois qu’ils eurent terminé, alors qu’allongée contre lui, enroulés dans la couette, elle caressait son début de barbe, les jambes mêlées aux siennes.
Il tourna la tête pour la regarder.
— J’ai une sœur, dit-elle, plus jeune que moi… Une artiste.
Il se tut, sentit qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose d’important, quelque chose qu’elle avait longtemps gardé pour elle.
— Elle ressemble à Kirsten Dunst, la Kirsten Dunst de la trilogie Spiderman , pas celle de Fargo — même si, intérieurement, elle ressemble plus au personnage de Melancholia . (Il s’abstint de lui faire remarquer qu’il n’avait vu aucune de ces œuvres.) Lumineuse à l’extérieur — tu connais ce bon vieux cliché de la personne qui entre dans une pièce et qui attire tous les regards — et sombre à l’intérieur. Ma sœur, elle a toujours été attirée par les ombres, la noirceur, je ne sais pas pourquoi. Elle traverse régulièrement des épisodes dépressifs alors qu’elle a tous les dons et tous les hommes à ses pieds. Mais ça ne lui suffit jamais. Il lui faut toujours plus : plus d’amour, plus de sexe, plus de drogue, plus d’attention, plus de danger… Elle peint, elle photographie — et, comme elle a un peu de talent et beaucoup de relations, elle a réussi à exposer à Oslo, à New York, à Berlin ; elle a même eu droit à des articles dans ARTnews , dans Frieze , dans Wallpaper … Mais elle s’en fout. L’art pour elle n’est qu’un gagne-pain. À la mort de notre père, elle n’est venue ni à l’hôpital ni aux funérailles. Elle a dit qu’elle avait peur d’être trop déprimée . À la place, elle a fait une série de peintures, on aurait dit du Bacon revisité par David Lynch. Sur ces tableaux, notre père avait l’air monstrueux, bouffi, grotesque, arrogant. Elle a dit que c’était comme ça qu’elle le voyait. Notre mère ne s’en est jamais remise.
Elle haussa les épaules sous la couette.
— Ne t’y trompe pas, j’aime ma sœur. Je l’adore. Même si j’ai passé ma jeunesse à réparer ses conneries, à les cacher aux parents, à nettoyer derrière elle et à lui servir d’alibi pour ses rencontres clandestines avec des types plus déjantés les uns que les autres. Et puis, un jour, l’année dernière, j’ai eu l’impression qu’elle avait changé.
Elle se redressa sur un coude et son regard qui jusqu’alors était tourné vers la fenêtre revint vers lui.
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