— Je l’ai interrogée et elle a fini par m’avouer qu’elle avait rencontré quelqu’un… Un type plus âgé qu’elle, brillant, charmant, drôle… Je ne l’avais jamais vue parler de quelqu’un comme ça. Mais elle ne voulait pas me le présenter et j’ai senti qu’il y avait un loup. Qu’il devait y avoir quelque chose chez lui qui clochait et qui faisait qu’elle avait peur que je le rencontre… Je me suis dit que c’était rien qu’un déjanté de plus, encore un de ces tarés qui l’attiraient tant. Et puis, un jour de mars, elle a disparu. Pchuitt, envolée… On ne l’a jamais retrouvée…
Il sonda son regard.
— Hirtmann ?
Elle hocha la tête.
— Qui d’autre ? Il y a eu plusieurs disparitions de femmes dans la région d’Oslo après celle de ma sœur, et la description qu’elle m’a faite de son ami correspond.
— C’est donc pour ça que tu t’investis autant. Pas seulement parce qu’il a écrit ton nom sur un bout de papier… C’est une affaire personnelle. J’aurais dû m’en douter. Mais pourquoi Hirtmann t’a choisi toi ? Pourquoi t’attirer jusqu’ici ? Pourquoi il a mis ton nom dans la poche de la victime ? Quel rapport avec Gustav ?
Elle ne dit rien et plongea son regard — un regard triste, désespéré — dans le sien. Il consulta sa montre, la repoussa doucement puis s’assit au bord du lit.
— Martin, dit-elle. Attends, attends. Tu sais ce que Barack Obama a dit à une de ses petites amies quand elle lui a dit « je t’aime » ?
Il se retourna pour la regarder.
— Quoi ?
— Merci . C’est ce qu’il lui a répondu. S’il te plaît, ne me dis pas merci.
La répétition des poèmes symphoniques de Smetana terminée, Zehetmayer réintégra sa loge. Comme toujours, il avait exigé des chocolats, un whisky japonais et des roses. Ses exigences avaient surtout pour but d’entretenir sa légende. Il était assez vaniteux pour penser qu’elle lui survivrait, mais cela n’ôtait rien à l’horreur qui venait, à la perspective de son prochain anéantissement, de la nuit éternelle — ces derniers temps, il ne pouvait y penser sans frémir. Par deux fois déjà, le crabe avait desserré ses pinces — mais, cette fois, il ne le lâcherait pas.
Pendant longtemps, il avait pu, comme cet infortuné Ivan Ilitch, cacher la pensée de la mort derrière des tentures, des ors, se noyant dans l’hyperactivité et la gloire. Cette dernière était une lampe assez efficace pour dissiper la nuit. Jusqu’à un certain point cependant, qu’il avait atteint aujourd’hui. Même quand la salle bondée crépitait d’applaudissements, il n’y voyait qu’un espace désert, silencieux, vide, des squelettes assis dans des fauteuils. Cent milliards : c’était le nombre de morts depuis les débuts de l’humanité. Un chiffre quatorze fois supérieur au nombre des vivants. Et, parmi eux, Mozart, Bach, Beethoven, Einstein, Michel-Ange, Cervantès. Voilà qui vous remettait à votre place, non ? Qui était-il au milieu de tous ceux-là ? Personne. Un squelette parmi d’autres, qui retomberait vite dans l’oubli.
Il ne croyait pas en Dieu — il était bien trop orgueilleux. Son esprit de vieillard était plein d’une effroyable lucidité, cette lucidité si pure qu’elle confine à la folie. C’était encore la nuit viennoise autour du Musikverein — cette nuit d’hiver venteuse et neigeuse qui, depuis quelques années, lui faisait redouter de ne pas voir le prochain printemps — quand on frappa à la porte de sa loge. Il pensa à la statue du Commandeur frappant à celle de Don Juan, aux flammes de l’enfer, se demanda si l’homme qui se tenait de l’autre côté, dans le couloir obscur — cet homme qui avait si souvent donné la mort —, pensait parfois à la sienne. Qui n’y pense pas ? se dit-il. Malgré sa stature, Jiri se glissa dans la loge avec la légèreté d’une ombre. Ce faisant, il sembla entraîner avec lui toutes les autres ombres du théâtre — combien de morts avait-il connus ? combien de musiciens illustres de leur temps et aujourd’hui retombés dans l’oubli ? Il se souvint de ses premières conversations avec Jiri, à la prison. Anodines. Il était loin d’imaginer alors qu’un jour il reprendrait contact avec lui pour une bien plus sinistre raison. Mais, dès le début, il avait pressenti que Jiri ne changerait jamais, qu’une fois dehors il reprendrait ses « activités ». C’était en lui. Comme un musicien n’abandonne jamais la musique.
— Bonsoir Jiri, dit-il. Merci d’être venu.
Le tueur ne prit pas la peine de répondre. Il s’avança vers la boîte de chocolats ouverte près du miroir.
— Je peux ?
Zehetmayer acquiesça.
— Il y a du nouveau, poursuivit-il d’un ton impatient. Ils arrivent. Ils viennent ici, en Autriche.
Jiri mastiquait un chocolat tout en écoutant distraitement le directeur d’orchestre, comme si le sujet ne l’intéressait pas. À peine le chocolat avalé, il en prit un deuxième.
— Où ça ? dit-il.
— À Halstatt. Apparemment, l’enfant, Gustav, est malade. Il devrait être opéré là-bas.
— Pourquoi ? demanda le Tchèque.
— J’imagine qu’Hirtmann connaît quelqu’un ici, quelqu’un qui doit appartenir à son passé. Il est souvent passé par l’Autriche avant d’être arrêté.
— Et que voulez-vous que je fasse ?
— On va se rendre là-bas.
— Et ensuite ?
— Ensuite, on avisera.
Le vieil homme garda un moment le silence. Puis il plongea son regard dans celui de Jiri.
— Je vous laisse le choix : soit vous le tuez lui, soit vous tuez son fils. L’un ou l’autre, ça m’est égal.
— Quoi ?
Il y eut un nouveau silence. Un léger tremblement agitait la lèvre inférieure du vieillard.
— Si vous ne pouvez le tuer lui, tuez l’enfant. Ça vous donne deux options.
Jiri sembla méditer un instant.
— Vous êtes fou, dit-il.
— Il doit bien y avoir un moyen, insista le vieux.
Jiri secoua la tête.
— Il y a toujours un moyen. Je veux plus.
Un large sourire s’afficha sur le visage du directeur d’orchestre.
— Je m’en doutais. Un million d’euros.
— D’où le sortez-vous ?
— J’ai fait quelques économies au cours de ma vie. Et je n’ai pas d’enfants. Ça me paraît une façon utile de le dépenser.
— L’enfant, quel âge il a, vous dites ?
— Cinq ans.
— Vous êtes sûr de vouloir faire ça ?
— Un million, et cent mille euros d’acompte, dit le vieillard, le reste quand ce sera fait.
Soudain, l’attention des deux hommes fut attirée par la porte qui venait de s’ouvrir. Ils virent un visage de femme fatigué et las émerger de l’obscurité, comme un masque de théâtre, les yeux brillants comme des cailloux. Entrevirent un chariot de ménage derrière elle.
— Oh, pardon. Je croyais que la loge était vide.
Elle referma la porte. Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Pourquoi ? demanda Jiri. Pourquoi vous en prendre à ce gosse aussi ? J’aimerais comprendre.
La voix de Zehetmayer trahit son émotion.
— Il m’a pris ma fille, je lui prends son fils. Simple arithmétique. Il tient plus à cet enfant qu’à lui-même.
— Vous le haïssez donc à ce point ?
— Au-delà de tout. C’est un sentiment très pur, la haine, vous savez.
Jiri haussa les épaules. Ce directeur d’orchestre était fou, pas de doute. Bah, du moment qu’il payait…
— Je ne sais pas, répondit-il. Je ne me laisse jamais dominer par mes émotions. Un million d’euros, c’est d’accord. Deux cent cinquante mille d’acompte.
Le lendemain, l’ingénieur Bernard Torossian quitta à contrecœur son domicile de Balma, dans la banlieue est de Toulouse, et sa petite famille — une fille de cinq ans pareille à du vif-argent, un garçon de douze un peu moins vif, un greyhound anorexique baptisé Winston — pour se rendre à l’hôtel de police. Il laissa sa voiture au parking et emprunta la ligne A du métro, en partie aérienne, jusqu’à la station Jean-Jaurès. Là, il changea pour la B, direction Borderouge.
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