— Mais je ne crois pas, ajouta-t-il.
Hirtmann jeta la lame ensanglantée sur le sol et marcha vers la trappe.
Les hautes flammes s’élevaient vers le ciel, illuminant la nuit et dévorant ce qui restait du chalet. Les escarbilles qui montaient croisaient les flocons qui descendaient, comme deux colonnes de fourmis lumineuses. La lueur de l’incendie rebondissait sur l’orée des bois, un peu plus haut. Kirsten était adossée à une voiture de police, enveloppée dans une couverture de survie. Elle sirotait un gobelet plein de café qui fumait dans l’air froid. À une dizaine de mètres, les lances à incendie des pompiers soulevaient de grandes colonnes de vapeur sifflantes quand l’eau touchait les flammes et ce qui restait de la charpente. Quand le feu s’éteignait d’un côté, il repartait de l’autre.
Kirsten contemplait ce spectacle, et les reflets du feu dansaient dans ses prunelles. Elle savait qu’elle allait devoir s’expliquer, que Martin allait lui demander des comptes. Elle avait entendu les hurlements au milieu de l’incendie. Les cris inhumains d’Aurore tandis que les flammes la dévoraient, que les yeux lui sortaient de la tête et que ses chairs fondaient comme de la cire dans le brasier. Elle avait bloqué sa respiration, senti la pression des cris sur ses tympans, puis ils s’étaient éteints d’un coup. Peu de temps après, une bonne partie du chalet s’était affaissée sur elle-même et les sirènes des pompiers avaient recouvert tous les autres bruits.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda une voix à côté d’elle.
Elle tourna la tête et le vit.
— Il les a laissés cramer à l’intérieur, dit-elle. Il a dû les attacher quelque part. Où étais-tu passé ?
— Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’enquit Martin en voyant le visage de la Norvégienne noir de suie.
— J’ai voulu entrer, l’incendie avait déjà commencé…
— Pour… les sauver ?
Elle lui lança un regard surpris.
— Et alors ? Ce n’est pas parce que…
— Hirtmann, tu l’as vu ?
Elle fit la grimace.
— Oui. Il est reparti avec Gustav. À ce moment-là, l’incendie avait déjà commencé et de la fumée s’élevait du toit.
Servaz l’observait intensément.
— Sans arme, je n’ai rien pu faire. Pour l’arrêter je veux dire… Il m’est passé devant sans rien dire, le gosse à la main. Il l’a fait monter à l’arrière et ils sont partis.
Elle secoua la tête, des larmes dans les yeux.
— Il les a tués, Martin. Et moi, je l’ai laissé filer !
Il ne dit rien.
— Ne restez pas là, dit une voix. Éloignez-vous. Ça va s’effondrer.
Ils retournèrent vers l’hôtel. Sa terrasse était pleine de badauds venus du village. On aurait dit une soirée de la Saint-Jean, n’était le froid humide qui transperçait les vêtements.
Il passa un bras autour de ses épaules et elle se laissa aller contre lui en marchant.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Ce sera bientôt terminé.
Son téléphone vibra dans sa poche. Il le sortit et regarda le texto qui venait d’arriver. Un lieu, une heure — rien d’autre. Et deux mots : viens seul .
Il leva les yeux vers Kirsten.
— C’est lui, dit-il. Il veut que je vienne seul.
— Où ça ?
— Je te le dirai plus tard.
Le visage de la Norvégienne se ferma. Pendant un instant, il lut une colère noire dans ses yeux et ses traits se modifièrent, au point qu’il eut du mal à la reconnaître. Puis son visage retrouva l’une de ses expressions habituelles et elle hocha la tête à contrecœur.
— Tu as confiance en moi, fils ?
Gustav fixait son père. Il acquiesça. Avec conviction. Le Suisse mesura du regard les cent mètres de vide au pied du grand barrage en arc de cercle, les cimes des sapins congelées tout en bas, les rochers emmaillotés de neige, le lit de la rivière tout au fond, enseveli sous une blancheur sépulcrale, dans le clair de lune.
Il saisit Gustav sous les aisselles, le souleva, l’enfant lui tournant le dos.
— Tu es prêt ?
— J’ai peur, dit soudain l’enfant d’une voix tremblante.
Il était très chaudement vêtu d’un anorak doublé de duvet dont la capuche était rabattue sur sa tête. Un cache-nez enroulé autour de son cou lui conférait l’allure d’une poupée russe.
— J’ai peur ! répéta Gustav. Je ne veux pas le faire, s’il te plaît, papa !
— Surmonter ses peurs, c’est le secret de la vie, Gustav. Ceux qui écoutent leurs peurs ne vont pas bien loin. Tu es prêt ?
— NON !
Il fit passer Gustav par-dessus le garde-fou du barrage pris dans la glace, le tint au-dessus du vide vertigineux. Le vent sifflait à leurs oreilles.
Le garçon hurla.
Son cri suraigu fut canalisé par les montagnes blanches qui les cernaient, l’onde sonore se propageant le long de la vallée en contrebas ; l’écho s’en empara et la renvoya comme une balle de squash. Cependant, il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde pour l’entendre. Seule l’indifférence plurimillénaire des montagnes. Le vent violent chassait les nuages et, dans leurs déchirures, les étoiles jetaient sur eux leur regard immémorial. La lune semblait voguer à toute vitesse entre les nuages, comme un navire entre des écueils, alors que c’était eux qui se déplaçaient devant elle.
Puis Hirtmann vit la paire de phares qui progressait lentement sur la route en lacets. Il sourit. Contrairement au sien, le véhicule de Martin n’était visiblement pas adapté à une route qui n’avait pas été déneigée. Personne — à part les véhicules techniques — n’était censé monter ici en plein hiver : en temps normal, la barrière en bas était abaissée. Le Suisse avait fait sauter le cadenas et l’avait relevée pour l’occasion.
Il refit passer Gustav par-dessus le garde-fou et le déposa sur le barrage. Le gamin se serra contre lui, en l’entourant de ses bras.
— Ne fais plus jamais ça, papa, s’il te plaît.
— D’accord, fils.
— Je veux rentrer !
— On n’en a plus pour très longtemps.
Là-bas, les phares se rapprochaient sur la dernière portion de route verglacée. Ils débouchèrent sur le petit parking, là où à la belle saison il y avait un restaurant provisoire avec sa terrasse.
— Viens, dit le Suisse.
Il regarda Martin qui descendait de voiture, bien trop légèrement vêtu pour le froid sibérien qui régnait sur ces hauteurs. Servaz les aperçut. Il avait laissé sa portière ouverte. Il remonta dans la voiture et, pendant un instant, Hirtmann crut qu’il allait prendre son arme. Au lieu de cela, il tourna son véhicule vers eux, si bien que les phares les capturèrent dans leur faisceau et les aveuglèrent, incendiant tout le barrage d’un flot de lumière blanche.
Ébloui, Gustav mit une main en visière devant son visage. Hirtmann se contenta de cligner des yeux. Martin descendait à présent les marches conduisant au barrage. Il s’avançait vers eux. Ils ne distinguaient que sa silhouette découpée par l’incendie des phares et son ombre noire étirée devant lui, alors que lui devait les voir parfaitement.
— Pourquoi ici ? lança-t-il en s’approchant. Cette route est un vrai danger en hiver. Et redescendre va être encore plus périlleux. Je croyais que mon foie était important !
— Je te fais confiance, Martin. Et j’ai des chaînes dans le coffre. Tu vas les mettre pour la descente. Approche.
Servaz obtempéra. Il ne regardait pas le Suisse mais l’enfant. En retour, Gustav l’observait de sous sa capuche, le visage levé dans sa direction. Collé au Suisse, ses grands yeux ne le quittaient pas, l’ombre de sa main en écran dessinant un loup sur sa figure. Le vent glacé transperçait Servaz.
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