— On a fini par appréhender l’auteur des coups mortels. Ce n’était pas un des trois déchets, mais le père, qui s’était pointé, tout aussi défoncé, et qui avait trouvé la mère endormie avec les deux autres. Du coup, il s’était vengé sur la môme. J’ai tué la mère deux mois plus tard. Après l’avoir torturée. Je ne l’ai pas violée. Elle me dégoûtait trop.
— Pourquoi me raconter tout ça ?
Le Suisse ne sembla pas avoir entendu.
— Tu as une fille, Martin. Tu sais cela depuis longtemps…
Servaz sentit son corps se raidir.
Ne parle pas de ma fille, salopard…
— Je sais quoi ? demanda-t-il d’une voix très froide.
— Que quand on a un enfant, on cesse de raisonner comme avant. Quand on a un enfant, le monde redevient dangereux, n’est-ce pas ? Avoir un enfant, c’est réapprendre que nous sommes fragiles, un enfant vous rend vulnérable. Tu sais tout ça, bien sûr. Regarde-le, Martin. Que se passera-t-il si je disparais ? Si je meurs ? Si je vais en prison ? Que deviendra-t-il ? Qui s’occupera de lui ? Dans quel foyer, équilibré ou dysfonctionnel, atterrira-t-il ?
— C’est ton fils ? demanda Servaz, la gorge nouée.
Hirtmann détourna son regard de Gustav pour le scruter à travers ses lunettes, les yeux plissés.
— Oui, c’est mon fils. Je l’ai élevé, je l’ai vu grandir. Ce gamin, tu n’imagines pas à quel point il est formidable.
Il marqua une pause.
— Gustav est mon fils, et c’est aussi le tien . Je l’ai élevé comme mon fils — parce que c’est ce qu’il est — mais c’est ton ADN qu’il a dans ses cellules. Pas le mien.
Martin n’écoutait plus. Ses oreilles bourdonnaient comme s’il était atteint d’acouphènes. Sa gorge lui semblait tapissée de papier de verre.
— Tu peux le prouver ? dit-il soudain.
Hirtmann sortit un sachet transparent. À l’intérieur, une mèche de cheveux. Blonds. Identique à celui qu’il avait dans la poche.
— Je m’attendais à cette question. Tiens, vas-y, fais le test. Mais je l’ai déjà fait pour toi : je voulais savoir s’il était de toi ou de moi…
Hirtmann marqua un temps d’arrêt.
— Gustav. Ton fils . Il a besoin de toi.
— Alors ? c’est pour ça…
— C’est pour ça quoi ?
— Qu’on l’a trouvé si facilement… Tu as tout fait pour qu’on le trouve, en vérité.
— Tu es malin, Martin. Très malin.
— Mais pas aussi malin que toi, c’est ça ?
— Je suis assez malin moi-même, il est vrai. Tu me connais suffisamment pour savoir que je ne fais pas autant d’erreurs que cela, d’habitude. Ça aurait dû te mettre la puce à l’oreille.
— Ça l’a fait. Mais, même si j’ai bien pensé que tu tirais les ficelles, que tu étais derrière tout ça, je me suis dit que tu avais tes raisons — et que le marionnettiste finirait par pointer le bout de son nez… J’avais raison, non ?
— Fort bien. Donc, nous y voilà.
— Le problème, c’est que toutes les issues de cet hôpital sont contrôlées par la police. Tu ne pourras pas t’échapper.
— Je ne crois pas, non. Tu vas m’arrêter ? Ici ? Dans la chambre de ton fils malade ? Je trouve ça d’assez mauvais goût, pour tout dire.
Servaz regarda Gustav dans son lit, ses cheveux blonds toujours collés à son front par la transpiration, ses lèvres entrouvertes et sa cage thoracique étroite qui se soulevait doucement sous le pyjama molletonné. Ses cils blonds étaient posés sur ses paupières closes comme les soies d’un pinceau.
Hirtmann déplia son mètre quatre-vingt-huit. Servaz s’aperçut qu’il avait pris quelques kilos. Il portait un pull jacquard démodé et un pantalon en velours informe. Mais il émanait toujours de lui ce quelque chose de magnétique, de redoutable.
— Tu es fatigué, Martin. Je te propose de…
— Qu’est-ce qu’il a ? le coupa Servaz d’une voix changée.
— Atrésie biliaire.
Servaz n’avait jamais entendu parler de cette maladie.
— C’est grave ?
— Mortel si on ne fait rien.
— Explique-toi, dit-il fermement.
— Ça va prendre du temps.
— Je m’en fous. J’ai tout mon temps.
Il sentit que le Suisse le regardait.
— L’atrésie biliaire est une maladie qui touche environ un enfant sur vingt mille. Une belle saloperie qui débute avant même la naissance de l’enfant. Dans le ventre de la mère. En gros, les canaux qui permettent au foie d’évacuer la bile se rétrécissent et se bouchent, la rétention de la bile dans le foie produit des dommages irréparables et, si rien n’est fait, mortels. Tu as entendu parler comme tout le monde de la cirrhose des alcooliques. Eh bien, c’est ce qui se passe : la présence de la bile dans le foie entraîne une fibrose, puis une cirrhose biliaire secondaire. C’est de ça que meurt l’enfant : une bonne vieille cirrhose du foie.
Hirtmann marqua une pause et jeta un regard à Gustav avant de poursuivre.
— À ce jour, l’origine de l’atrésie biliaire est inconnue. Les enfants qui en sont atteints souffrent de problèmes de santé constants. Ils sont plus petits que la moyenne, souvent atteints par des infections. Ils ont des douleurs abdominales, l’abdomen gonflé, la jaunisse, ils ont des troubles du sommeil et des saignements gastro-intestinaux. Bref, comme je te l’ai dit : une belle saloperie.
Il n’y avait aucune émotion particulière dans sa voix, rien que l’énonciation brutale des faits.
— Le premier traitement consiste à rétablir l’écoulement de la bile. Cette opération s’appelle la procédure de Kasai, du nom du chirurgien qui l’a mise au point. Il s’agit de retirer le conduit nécrosé et de le remplacer par un tuyau de drainage neuf prélevé sur l’intestin grêle. La chirurgie, c’est de la plomberie. Gustav a subi cette opération. Elle est couronnée de succès une fois sur trois. Dans son cas, il semble qu’elle ait échoué.
Il marqua une pause.
— À partir de là, une insuffisance hépatique se développe et, si les symptômes s’aggravent, l’enfant est en danger de mort.
Servaz avait l’impression que le silence qui régnait dans l’hôpital produisait une sorte de vibration — ou bien était-ce ses oreilles ?
— Y a-t-il un autre traitement ?
Hirtmann plongea son regard dans le sien.
— Oui. Une greffe de foie.
Servaz attendit la suite, le cœur dans la gorge.
— L’atrésie biliaire est la première cause de transplantation hépatique chez l’enfant, expliqua Hirtmann. L’obstacle principal à la greffe, tu t’en doutes, Martin, c’est le manque de donneurs morts dans ce groupe d’âge.
Une femme en blouse d’infirmière passa dans le couloir. Le bruit de ses semelles en caoutchouc sur le sol parut à Servaz un écho des coups sourds frappés dans sa poitrine.
— Et, dans le cas de Gustav, poursuivit le Suisse, cela supposerait tout un tas de formalités, le faire sortir de la clandestinité et sans doute accepter qu’il finisse un jour dans une famille d’accueil, c’est-à-dire chez des inconnus, putain. Des gens que je ne contrôlerai pas et que je n’aurai pas choisis.
Servaz se garda de lui faire remarquer que le choix des Labarthe ne lui paraissait guère optimal.
— Mais il y a une autre option, la seule en vérité pour Gustav : la greffe de donneur vivant compatible. On prélève environ 60 à 70 % du foie d’un donneur saint — ça ne pose pas de problème : le foie repousse. Et on les transplante à l’enfant. Mais il ne peut s’agir de n’importe quel donneur. Ça doit être un parent proche : un frère, une mère, un père …
C’était donc ça… Servaz résista à l’impulsion d’attraper le Suisse par le col. Marianne, pensa-t-il soudain. Il avait dit « une mère, un père… » Pourquoi pas Marianne ?
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