La femme lui désigna la porte vitrée à gauche du comptoir.
— Suivez le couloir, dit-elle, puis le couloir suivant à droite.
— Merci.
Elle avait déjà replongé sur son téléphone. Encore troublé par l’association entre le prénom et son nom, il repoussa la porte battante.
Remonta le couloir.
Ses pas résonnaient sur le sol vitrifié. Silence total. Une nouvelle porte. Nouveau couloir. Au fond, le panneau lumineux « URGENCES ».
Une seule personne dans le petit bureau encombré, aux murs couverts de plannings à colonnes pleins d’étiquettes colorées.
Il sortit sa carte, une nouvelle fois.
— Gustav, dit-il (il n’eut pas le courage d’y accoler son nom). Le garçon qui est arrivé cet après-midi.
Elle le dévisagea sans comprendre. Elle avait l’air si fatiguée. Puis elle acquiesça et se leva, sortit de son bureau exigu, lui désigna une porte.
— La troisième à droite.
Un bip retentit quelque part et elle se mit en marche dans l’autre sens.
Il s’avança. Ses jambes aussi molles qu’un bonhomme de neige en train de fondre. Un sentiment d’irréalité persistant. La porte indiquée n’était plus qu’à quatre mètres. Il dépassa deux brancards vides poussés contre le mur et un appareil sur roulettes plein de boutons. Étouffa la voix en lui qui lui soufflait de faire demi-tour et de fuir.
Son cœur battait jusque dans ses oreilles, un vent de panique dans son crâne.
Trois mètres.
Deux…
Un…
Bruits de ventilation, la porte grande ouverte… une silhouette dans la chambre, assise sur une chaise, lui tournant le dos… une voix d’homme disant : … Entre, Martin. Je t’attendais. Bienvenue… Cela fait si longtemps… Tu en as mis du temps… Mille fois nos chemins se sont croisés, et mille fois tu ne m’as pas vu… Mais tu es là, enfin… Entre, ne sois pas timide ! Approche… viens voir ton fils…
37.
Un enfant vous rend vulnérable
— Entre, Martin.
La même voix d’acteur, de tribun. Profonde, chaude. Le même ton urbain. Il les avait presque oubliés.
— Entre.
Il s’avança. Le lit médicalisé sur la gauche, Gustav endormi (un coup sourd dans sa poitrine), l’air insouciant et apaisé mais les joues rubescentes, la chaleur dans la pièce, la fenêtre dans le fond, avec la lueur des lampadaires traçant des rais horizontaux entre les lames des stores.
Pas d’autre source de lumière.
Il distinguait à peine la silhouette assise qui lui tournait le dos.
— Tu ne vas pas m’arrêter, n’est-ce pas ? Pas avant qu’on ait parlé.
Il ne dit rien. Fit un pas de plus. Hirtmann sur sa gauche. Servaz contempla son profil. Il portait des lunettes, avait une mèche qui lui tombait sur le front et son nez avait changé de forme. Il ne l’aurait pas reconnu s’il l’avait croisé dans la rue.
Mais quand le Suisse tourna la tête et leva le menton vers lui pour le regarder, derrière ses lunettes correctrices, Servaz reconnut le sourire et la bouche un brin féminine.
— Bonjour, Martin. Je suis content de te voir.
Il ne répondit toujours pas, se demanda si le Suisse pouvait entendre les coups dans sa poitrine.
— J’ai renvoyé les Labarthe chez eux. Ce sont de bons petits soldats, mais quelle couche ils trimballent. Lui, c’est un vrai con. Son livre ne vaut rien, tu sais ? Tu l’as lu ? Elle, elle est beaucoup plus dangereuse. Tu sais qu’ils ont osé droguer Gustav. (Sa voix comme un filet d’eau glacée tout à coup.) Ils pensent s’en tirer avec une remontrance. Mais tu sais que ça ne va pas se passer comme ça…
Servaz ne dit rien.
— J’ignore encore comment je vais régler ça. On verra. Je préfère la spontanéité.
Servaz tendit l’oreille. Essayant de capter d’autres bruits derrière la voix. Il n’y en avait pas. Tout était calme.
— Tu te rappelles notre première conversation ? dit soudain le Suisse.
Et comment qu’il se rappelait. En définitive, il n’y avait pas eu une seule journée en huit ans où il n’avait pas pensé à ce moment d’une manière ou d’une autre. Parfois cela durait quelques secondes, parfois plus.
— Tu te rappelles le tout premier mot que tu as prononcé ?
Servaz s’en souvenait. Mais il laissa Hirtmann le dire.
— Mahler [13] Voir Glacé , XO éditions et Pocket.
.
Le Suisse souriait, son visage levé vers lui s’était illuminé.
— Tu as dit « Mahler ». Et là, j’ai tout de suite compris que quelque chose se passait. Tu te souviens de la musique ?
Oh oui, il s’en souvenait .
— La Quatrième , premier mouvement, répondit Servaz d’une voix éraillée, comme s’il n’avait pas parlé depuis des jours.
Hirtmann hocha la tête avec satisfaction.
— Bedächtig… Nicht eilen… Recht gemächlich…
Ses mains s’élevèrent et voletèrent dans la chambre, comme s’il la percevait.
— « Délibéré, sans hâte, très à l’aise », traduisit Servaz.
— Je dois reconnaître que tu m’as fait forte impression, ce jour-là. Oui. Et je ne suis pas facilement impressionnable.
— On est ici pour parler du bon vieux temps ?
Le Suisse eut un petit rire débonnaire. Presque une toux. Puis il se tourna vers le lit.
— Parle moins fort. Tu vas le réveiller.
Servaz eut l’impression que son estomac tombait.
— Qui est cet enfant ? demanda-t-il.
Pendant un moment, ni l’un ni l’autre ne parla.
— Tu ne devines pas ?
Il déglutit.
— Je t’ai dit qu’une fois, dans mon ancien travail, j’ai trouvé le cadavre d’un gosse ? enchaîna le Suisse. J’étais jeune en ce temps-là, je venais de commencer au tribunal de Genève depuis trois semaines. La police m’a appelé en pleine nuit. Le type au bout du fil avait l’air bouleversé. Je me suis pointé à l’adresse indiquée. Un endroit déprimant. Un pavillon minable squatté par des junkies. Quand je suis entré dans la baraque, j’ai tout de suite senti l’odeur : ça puait le vomi, la pisse de chat, la bouffe, la merde, le tabac, la crasse, mais aussi le papier alu cramé. J’ai vu des cafards dans le couloir et la cuisine ; c’en était infesté. Je suis entré dans le salon. Ils étaient tous défoncés, avachis sur les canapés, la mère, allongée sur les genoux de deux types, dodelinait de la tête, un des mecs insultait la police, il y avait encore des garrots et des seringues sur la table basse. Ils s’étaient déjà injecté dans les veines toute la merde qu’ils avaient sous la main. La gamine était dans sa chambre, au fond du couloir, allongée dans son lit. Je lui donnais dans les quatre ou cinq ans. En réalité, je l’ai su plus tard, elle en avait sept… Mais des années de mauvais traitements et de malnutrition la faisaient paraître beaucoup plus petite et plus menue que son âge.
Il lança un regard en direction du lit.
— Le légiste, un type proche de la retraite qui en avait pourtant vu d’autres, était très pâle. Il l’examinait avec beaucoup de douceur, peut-être pour compenser la rage avec laquelle elle avait été battue. Les secours étaient encore là, devant le pavillon. L’un d’eux avait vomi dans l’herbe. Ils avaient tout fait pour ranimer la petite, massages cardiaques, défibrillateur. Un des types voulait rentrer à l’intérieur et cogner sur les parents. Les flics ont dû le retenir. La chambre de la gamine était pleine d’ordures, comme tout le reste de la maison : des bouteilles, des canettes, de la bouffe en train de moisir dans des cartons, des taches partout, même sur le lit…
Hirtmann se tut, perdu dans ses pensées.
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