Mais il savait qu’il ne servait à rien de discuter avec Aurore. Surtout dans les moments de tension. Aussi s’abstint-il de relancer les chicanes.
— Il faudrait peut-être Le prévenir, dit-il cependant.
Le silence qui suivit lui parut plein de mauvais présages. La réponse fusa comme le sifflement d’un fouet :
— Le prévenir ? Est-ce que tu es fou ou stupide ?
Kirsten le vit revenir vers l’hôtel. Elle éteignit sa cigarette, referma la fenêtre et ôta le manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules. Elle fila à la salle de bains. Se lancer un coup d’œil dans le miroir.
Impossible d’ignorer les cernes bistre sous ses yeux. Non plus que son teint cadavérique. Elle vérifia son haleine en mettant sa main en écran devant sa bouche.
Quand Martin entra dans la chambre, il était essoufflé. Il lui tendit le sachet de la pharmacie. Elle sortit le Primperan et but au goulot comme si c’était de l’eau, surprit son regard.
— Au fait, j’ai vu quelqu’un sortir du chalet et y revenir, dit-elle.
— Qui ?
— Labarthe. Il avait un sachet à la main. Semblable à celui-ci…
Il fronça les sourcils.
— Un sachet de pharmacie, tu en es sûre ?
— Sûre, non. Il était trop loin. Mais ça y ressemblait. En tout cas, ça avait l’air urgent.
Servaz s’approcha de la fenêtre et regarda le chalet. Il se rendit compte qu’il était inquiet — inquiet pour Gustav.
Sur le bureau, le téléphone vibra. Pas celui de tous les jours. L’autre téléphone. Labarthe tressaillit. Merde, était-il possible que le Suisse ait déjà eu vent de ce qui se passait d’une manière ou d’une autre ? Avec Hirtmann, il finissait par devenir parano. Il regarda l’écran.
[Tu es là ?]
Labarthe tapa la réponse avec le majeur.
[Oui]
[Bien. Il y a un changement]
[Lequel ?]
[Je veux voir Gustav. Ce soir. À l’endroit habituel]
Seigneur. Labarthe expira. Il eut tout à coup la sensation qu’un énorme matou s’était coincé dans sa gorge et l’empêchait de respirer.
[Qu’est-ce qui se passe ?]
[Rien. Je veux voir Gustav. C’est tout. Ce soir]
Le sang de Labarthe ne fit qu’un tour. Il eut envie d’appeler Aurore à la rescousse. Mais les secondes s’égrenaient. Il devait répondre. Sans quoi le Suisse allait commencer à avoir la puce à l’oreille. D’ailleurs, le message suivant prouva que c’était déjà le cas :
[Il y a un problème ?]
Bordel de merde ! Réponds ! Quelque chose !
[C’est que Gustav est malade en ce moment, il a un début de grippe]
[De la fièvre ?]
[Oui. Un peu]
[Depuis quand ?]
[Hier soir]
[Il a vu le médecin ?]
[Oui]
Le cœur de Labarthe battait la chamade. Il fixait l’écran lumineux, dans l’attente du prochain message.
[Le même que d’habitude ?]
Labarthe hésita. Est-ce que le Suisse se doutait de quelque chose ? Est-ce qu’il essayait de le piéger ?
[Non. Un autre. C’était dimanche]
[Vous lui donnez quoi ?]
[C’est Aurore qui s’en est occupée. Vous voulez que j’aille la chercher ?]
[Non. C’est inutile. Je passerai ce soir]
[Quoi ? Mais il y a ces policiers à l’hôtel qui surveillent le chalet !]
[C’est mon problème]
[Maître, je ne crois pas que ce soit une bonne idée]
[C’est à moi d’en juger. Ce soir. 20 heures]
Hirtmann s’était déconnecté.
Bordel ! Labarthe déglutit. Il avait la sensation qu’un millier de fourmis lui grimpaient dans le cou. Besoin d’air… Il alla jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit. Respira en regardant le paysage blanc et étincelant.
Le Suisse serait là ce soir.
Pourquoi avait-il parlé d’une grippe, bon sang ? Pourquoi pas d’une gastro ? Merde, qu’est-ce qui lui avait pris ?
Et si jamais Gustav disait à son père qu’il n’avait vu aucun médecin ? Pendant tout le temps où il avait écrit son livre, il s’était mis dans la peau d’Hirtmann, il s’était pris pour lui . Quand il marchait dans les rues de Toulouse, qu’il regardait les femmes, il les regardait avec le regard du Suisse, il se sentait fort, puissant, cruel et sans merci. Quelle blague ! Des mots tout ça. Est-ce qu’il avait la trouille ? Un peu qu’il avait la trouille ! Le Suisse n’était pas une fiction, c’était une foutue réalité — qui était entrée dans leur vie.
Il revit leur première rencontre : il signait des livres dans une librairie toulousaine. Ou du moins il aurait dû en signer, car, en une demi-heure, il n’avait vu personne. Et puis, un lecteur s’était enfin présenté pour une dédicace. Quand Labarthe lui avait demandé son prénom, l’homme avait répondu : « Julian. » Labarthe avait ri. Mais l’homme debout devant lui de l’autre côté de la table était resté impassible — et la façon dont ses yeux scrutaient Labarthe derrière ses lunettes avait fait courir un petit frisson dans le dos de celui-ci.
Labarthe rejoignait sa voiture au deuxième sous-sol du parking Jean-Jaurès quand l’homme avait surgi d’un coin sombre, le faisant violemment sursauter.
— Putain, vous m’avez fait peur !
— Vous avez fait une erreur page 153, avait dit Hirtmann. Ça ne s’est pas passé comme ça.
Sans savoir pourquoi, peut-être à cause du ton, du calme olympien de l’intrus, des mots qu’il employait, Labarthe avait tout de suite su qu’il n’avait pas affaire à un imposteur. Qu’il avait le vrai Julian Hirtmann en face de lui…
— C’est vous ? avait-il bredouillé.
— N’ayez pas peur. C’est un bon livre. Dans le cas contraire, vous seriez bien avisé d’avoir peur.
Labarthe avait essayé d’en rire, mais son rire s’était étranglé dans sa gorge.
— Je… Je… Je ne sais pas quoi dire… C’est un si grand… honneur .
Il avait levé les yeux vers la tête, là-haut, dans l’ombre du plafond : Labarthe mesurait moins d’un mètre soixante-dix. Hirtmann avait sorti un téléphone de sa poche et le lui avait tendu.
— Tenez. Nous nous reverrons bientôt. N’en parlez à personne, surtout.
Mais Labarthe en avait parlé. À Aurore. Il n’avait pas de secrets pour elle.
— Je veux le rencontrer, avait-elle dit aussitôt.
Il ressortit de son bureau, la chercha en vain au rez-de-chaussée. Des voix à l’étage… Il grimpa, remonta le couloir au pas de course. Aurore et Gustav étaient tous les deux dans la salle d’eau du petit.
— C’est de pire en pire, lui lança-t-elle en passant une éponge humide sur le front du gosse. Et la fièvre augmente.
C’est pas vrai !
— Je viens d’avoir Hirtmann.
— Tu l’as appelé ?
Son ton était incrédule.
— Non ! C’est lui qui m’a appelé ! Je ne sais pas ce qui lui prend. Il veut voir le gosse !
— Quoi ?
— Il sera là ce soir !
— Tu lui as dit quoi ?
— Que Gustav était malade, qu’il a… la grippe.
— La grippe ? Mais pourquoi la grippe ?
— Je sais pas ! C’est… tout ce que j’ai trouvé sur le moment ! Il a aussi voulu savoir si Gustav avait vu un médecin.
Elle jeta un regard prudent au gosse, puis leva les yeux vers son mari.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Que oui.
Il vit Aurore devenir très pâle. Elle considéra Gustav — qui lui rendit son regard. Un regard triste, las, exténué, au bord des larmes, mais aussi plein d’affection et de confiance et, pour la première fois, cette femme au cœur sec ressentit une émotion véritablement humaine et la culpabilité lui mordit les entrailles. Elle lui caressa la joue puis, répondant à une impulsion, le serra contre elle, sentant contre son visage les cheveux trempés de l’enfant. Elle avait presque envie de chialer.
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