— J’adore les petits déjeuners dans les hôtels, dit Jiri en guise d’explication.
Il se mit à dévorer.
— On m’a dit que vous étiez un grand professionnel, déclara Zehetmayer en préambule.
— Qui vous a dit ça ?
— Notre ami commun.
— Ce n’est pas un ami, rectifia Jiri. C’est un client. Vous aimez votre travail, monsieur Zehetmayer ?
— C’est plus qu’un travail, c’est…
— Vous aimez votre travail ? répéta Jiri.
Zehetmayer se rembrunit.
— Oui, passionnément.
— Aimer ce que l’on fait, c’est important. Aimer … il n’y a rien de plus important dans la vie.
Zehetmayer fronça les sourcils. Il était assis, par un petit matin praguois, en face d’un tueur qui lui parlait d’amour.
Il était 9 heures passées de quelques minutes, ce lundi matin, quand Roland Labarthe se connecta à l’application Telegram via son iPhone. La messagerie avait été récemment rendue célèbre par la presse, selon laquelle elle était le service de messagerie préféré des terroristes. Si cette publicité gratuite avait attiré les feux éphémères de l’actualité sur elle, avec dix milliards de messages expédiés chaque jour, Telegram était loin d’être un service confidentiel. Cependant, une de ses options permettait l’envoi de messages cryptés de bout en bout et l’autodestruction des messages au bout d’un laps de temps choisi par l’utilisateur.
C’était cette option « chat secret » que Labarthe avait activée en ce lundi matin. Le récepteur à l’autre bout se faisait appeler « Mary Shelley ». Mais Labarthe savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une femme. Le seul point commun entre Julian Hirtmann et l’auteur de Frankenstein , c’était Cologny, la commune genevoise où ils avaient tous les deux vécu. Le premier message du Suisse surgit presque aussitôt.
[J’ai reçu une alerte. Qu’est-ce qui se passe ?]
[Il s’est passé quelque chose de bizarre cette nuit]
[Ça concerne Gustav ?]
[Non]
[Où ça ?]
[Au chalet]
[Raconte. En détail. Sois précis. Concis. Factuel]
Labarthe narra, avec un minimum de détails, l’épisode de la veille : la visite de la Norvégienne, soi-disant architecte, puis du flic qu’il avait déjà vu la veille à l’hôtel, la façon dont celui-ci avait cherché à fouiner partout.
Il omit toutefois de dire qu’ils avaient essayé de la monter dans le grenier. Et surtout qu’ils avaient drogué Gustav. La première fois qu’ils l’avaient fait, ç’avait été une idée d’Aurore. Labarthe avait désapprouvé. Il n’osait penser aux conséquences si le Suisse venait à l’apprendre ; rien que d’y songer, il en avait le sang qui se figeait. Mais, comme d’habitude, Aurore n’en avait fait qu’à sa tête.
[Pas de panique. Tout ça est normal]
[Normal ? Et s’ils commencent à s’intéresser à Gustav ?]
[C’est ce qu’ils font]
[Comment ça ?]
[Ils sont là à cause de Gustav. Et de moi]
[Comment le savez-vous ?]
[Je le sais]
Labarthe lança une imprécation silencieuse. Il arrivait, à certains moments, que son Maître lui tapât sur les nerfs.
[Qu’est-ce qu’on doit faire ?]
[Restez sur vos gardes. Surveillez-les vous aussi. Faites comme si de rien n’était]
[Jusqu’à quand ?]
[Ils ne feront rien tant que je ne me montrerai pas]
[Et vous comptez vous montrer ?]
[Vous verrez bien]
[Vous savez que vous pouvez avoir la plus absolue confiance en nous]
La réponse tarda à venir.
[Parce que vous croyez que je vous aurais confié Gustav dans le cas contraire ? Continuez. Sans rien changer]
[Très bien]
Roland Labarthe voulut ajouter quelque chose, mais il vit que son interlocuteur s’était déconnecté. Il fit de même. Dans quelques secondes, leur conversation se serait autodétruite et il n’en resterait aucune trace nulle part.
À moins que Telegram ne stockât les messages cryptés sur ses serveurs à l’insu de ses utilisateurs, comme l’en accusait l’organisation non gouvernementale Electronic Frontier Foundation.
Le Suisse éteignit son téléphone et leva les yeux. À quelques mètres de lui, Margot Servaz avançait dans les allées du grand marché couvert Victor-Hugo plein de bruits et de senteurs. S’attardant devant les étals de fruits, de poisson, de fromages, tous terriblement appétissants. Elle examinait, soupesait, évaluait, achetait, puis repartait. Trois mètres derrière elle, un policier en civil perdu dans la foule ne la quittait pas des yeux.
Erreur, songea Julian Hirtmann en sirotant son café sur le petit comptoir. Il aurait mieux fait de s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle . Il reposa sa tasse, paya et se remit en marche. Margot s’était immobilisée devant le stand de la charcuterie Garcia. Hirtmann passa derrière elle, contourna le comptoir qui s’étirait sur trois côtés et avança jusqu’à l’endroit où le maître des lieux coupait son jambon ibérique pata negra hors de prix.
Hors de prix mais sublime.
Le Suisse en commanda deux cents grammes, de la catégorie la plus chère, en regardant Margot là-bas, qui remplissait son cabas. Elle était vraiment belle, à son goût. Aussi fraîche dans son manteau d’hiver que les poissons couchés dans la glace, aussi tendre que le jambon de chez Garcia, ses joues rougies et lustrées par le chaud et froid ressemblaient à de belles pommes au rayon primeurs.
Martin , pensa-t-il, ta fille me plaît. Mais j’imagine que tu verrais d’un assez mauvais œil un gendre tel que moi, pas vrai ? Bref, m’autoriseras-tu seulement à l’emmener au bal ?
Tandis qu’il observait le chalet par la fenêtre, Servaz entendit Kirsten vomir dans la salle de bains. Il se demanda ce que les époux Labarthe avaient bien pu lui refiler. Il l’avait interrogée. Elle n’avait qu’un souvenir très flou de la soirée.
Son téléphone sonna. Il regarda l’écran. Jura intérieurement. Margot ! Les derniers événements la lui avaient sortie de la tête. Il fit glisser le bouton vert, appréhendant de nouvelles remontrances.
— Papa, dit sa fille d’une voix contrite. Est-ce que je peux te parler ?
Il entendit Kirsten rendre tripes et boyaux dans son dos, puis lui dire quelque chose à travers la porte, quelque chose qu’il ne comprit pas.
— Bien sûr. Je te rappelle dans cinq minutes, d’accord ? Cinq minutes.
Il raccrocha. Kirsten était en train de lui parler, mais toutes ses pensées décrivaient des cercles autour de Margot.
— Martin ? lança-t-elle finalement depuis la salle de bains.
— Margot vient d’appeler, répondit-il sans se retourner, en entendant la porte s’ouvrir.
— Tout va bien ?
— Je ne sais pas. Je vais descendre la rappeler. Ça me fera du bien un peu… d’air frais.
— Martin…
Il se dirigea vers la porte de la chambre. Surprit le regard interrogateur de son équipière depuis le seuil de la salle de bains.
— Quoi ? dit-il.
— Le médicament, ça ne t’ennuie pas de me le rapporter ?
— Quel médicament ? demanda-t-il en se sentant un peu stupide.
— Je te disais qu’il y a une pharmacie à l’entrée du village, à trois cents mètres d’ici. Tu pourrais y passer m’acheter quelque chose pour que ces nausées s’arrêtent, répéta-t-elle patiemment.
— Oui, bien sûr.
— Merci.
Il prit conscience que Kirsten avait dû lui répéter plusieurs fois la même chose. Pourtant, son cerveau l’avait zappé. Tout à coup, il eut un doute terrible : est-ce que le coma pouvait provoquer ce genre de chose ? Ou est-ce que c’était simplement de la distraction ? Est-ce qu’il y avait une zone de son cerveau qu’il avait pu endommager et qui aurait cessé de fonctionner ? Il essaya désespérément de se souvenir si cela s’était déjà passé depuis son réveil.
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