— D’accord, dit Servaz sans bouger. Faites donc ça.
Labarthe l’ouvrit, attendit une seconde, le referma.
— OK. Bon, qu’est-ce que vous voulez ?
— Pourquoi vous n’appelez pas les gendarmes ?
— Parce que…
— C’est quoi votre problème ? Il y a un truc louche là-haut. Y a un truc pas clair. Et je saurai ce que c’est. J’en aurai le cœur net. Le temps de descendre à Saint-Martin, de sortir un juge de son lit et de revenir ici avec une commission rogatoire.
Il se dirigea vers la sortie, sentit le regard de Labarthe dans son dos tandis qu’il s’éloignait vers la voiture que Kirsten avait laissée devant l’hôtel, dans la nuit froide.
Labarthe était en nage lorsqu’il passa sa tête par la trappe. Il vit la Norvégienne déjà attachée par les poignets à la poulie, bras levés. Aurore était en train de lui passer un linge humide sur la figure, dans les cheveux et dans le cou pour la réveiller. Tous ses gestes étaient emplis d’une grande tendresse, jusqu’au moment où elle lui assena une gifle qui claqua comme un coup de fouet et laissa une marque sur la joue gauche.
— ça craint salement en bas ! s’exclama son mari en émergeant dans le grenier. Elle ne doit pas rester là ! Il faut la ramener à l’hôtel !
La blonde se retourna.
— Qui c’était ?
Labarthe jeta un regard prudent à Kirsten, qui dodelinait de la tête en clignant des yeux, totalement partie.
— Un flic !
Il vit sa femme se raidir.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il prétend que quelqu’un à l’hôtel a porté plainte à cause du bruit ! C’est des conneries !
Labarthe faisait des grands gestes.
— Je l’ai vu à l’hôtel hier. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Il m’a dit qu’il allait revenir… ça craint !
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit Aurore Labarthe sans affolement excessif.
Son mari, lui, semblait beaucoup plus inquiet.
— Il faut qu’on se magne de la sortir de là ! Il faut la ramener à l’hôtel ! Tout de suite ! On dira qu’elle a trop bu.
À son tour, elle jeta un coup d’œil à Kirsten, présenta le téléphone de la Norvégienne à son mari. Sur l’écran, un message apparaissait :
Get out !
— C’est ce que je n’arrête pas de te dire ! Il faut…
— La ferme, le coupa-t-elle. Si tu me racontais d’abord tout depuis le début ? Respire. Calme-toi. Et raconte.
Collé à la fenêtre de la chambre, il scrutait le chalet. Si, dans trois minutes, rien ne s’était passé, il retournerait là-bas. Il avait fait mine de s’éloigner avec la voiture, l’avait rangée sur le bas-côté après le premier virage et était revenu à pied à l’hôtel.
Il consulta sa montre. Encore deux minutes. En cet instant, il aurait bien aimé avoir son arme.
Il se figea.
Une silhouette. Elle venait juste d’apparaître en haut du perron. Labarthe. Il regardait en direction de l’hôtel, puis Servaz le vit faire un signe à quelqu’un qui se tenait à l’intérieur du chalet. Aussitôt, Aurore Labarthe apparut, soutenant Kirsten. Ils l’aidèrent à descendre les marches, puis se mirent en route, un de chaque côté, la soutenant comme si elle était ivre. Et c’était bien l’impression qu’elle donnait.
Servaz inspira un bon coup. Quatorze minutes s’étaient écoulées depuis qu’il était ressorti du chalet. Ils n’avaient pas eu le temps de lui faire grand mal.
Il passa une serviette humide et fraîche sur le visage baigné de sueur de Kirsten. Se redressa, alla à la salle de bains chercher un autre verre d’eau, essaya de la faire boire — mais, à la deuxième gorgée, elle eut un haut-le-cœur et écarta le verre.
C’était l’hôtelier qui la lui avait amenée.
Les époux Labarthe l’avait prévenu que la Norvégienne qui séjournait dans son hôtel, qui s’intéressait à l’architecture et à qui ils avaient proposé de prendre un verre, était complètement ivre. Sans doute était-ce une coutume dans son pays, lui avaient-ils dit, de boire plus que de raison.
Servaz ignorait ce que l’hôtelier leur avait dit, mais ils étaient repartis vers le chalet en se retournant à plusieurs reprises pour regarder les fenêtres de l’hôtel. Et, chaque fois, il s’était écarté.
Ils étaient grillés . À partir de maintenant, les Labarthe allaient être plus que jamais sur le qui-vive.
Ils avaient déjà dû informer Hirtmann de l’incident.
Comment s’y prenaient-ils pour le contacter ? Probablement via une adresse mail bidon, accessible seulement par le Web caché, ou un chat sur Telegram ou ChatSecure. Des communications cryptées, reroutées : Vincent lui avait fait une démonstration des nombreuses possibilités qu’offrait Internet aux amateurs de confidentialité.
— Fuck , je me sens vraiment merdique, déclara-t-elle soudain.
Il se retourna. Elle était allongée sur son lit, pâle, les cheveux collés au front et aux tempes par la transpiration, la nuque et les épaules appuyées contre trois oreillers.
— J’ai une sale tête, pas vrai ?
— Atroce, confirma-t-il.
— On a merdé grave, dit-elle, ou quelque chose d’approchant. (Servaz eut un peu de mal à traduire la suite.) Cette petite salope sadique de Labarthe, elle nous l’a mise profond. J’ai des envies de meurtre.
Envies partagées , songea-t-il.
— Ce café est dégueulasse, ajouta-t-elle. Je crois que je vais vomir.
Elle se leva et courut à la salle de bains. Il l’entendit vomir à trois reprises, respirer fort entre deux, puis tirer la chasse d’eau.
Zehetmayer prenait son petit déjeuner à l’hôtel Sheraton de Prague. Au milieu de touristes chinois. Il détestait ça. Il avait dormi dans la chambre 429, après avoir passé la soirée à se balader dans Malá Strana et la vieille ville. Il avait bien sûr fait une halte au cimetière juif et, comme chaque fois, debout au milieu du chaos des pierres dressées, dans le silence et la lumière funèbres du crépuscule, entre les vieilles façades qui gardaient la mémoire des siècles, le temps s’était aboli et il avait été ému aux larmes.
Un court instant, il avait eu honte de les sentir couler sur ses joues mais il n’avait rien fait pour les essuyer, les laissant mouiller le col de sa chemise et goûtant leur sel sur ses lèvres. Il n’y avait pas à en avoir honte : au cours de sa longue existence, il avait vu des hommes très courageux pleurer et des lâches aux yeux secs. Il s’était senti pénétré et purifié par la lumière, le silence, la pensée de toutes ces âmes et de leur histoire. Il avait pensé à Kafka, au Golem — à sa fille profanée et tuée par un monstre. Car il y avait une pureté dans la haine, comme il y en a une dans l’amour.
L’homme qu’il attendait ce matin-là s’appelait Jiri. Il était tchèque.
Zehetmayer le vit s’avancer entre les tables. Jiri avait un visage de faune barbu qu’on n’oubliait pas facilement — ce qui pouvait se révéler quelque peu ennuyeux dans son métier —, des joues creusées de rides profondes comme des coups de cutter, un poitrail puissant et un regard incandescent. Il ne ressemblait pas à un tueur mais à un poète, à un homme de théâtre. Il aurait pu être acteur chez Tchekhov, chanteur lyrique. Pour ce que Zehetmayer en savait, Jiri était un artiste à sa façon.
Très bien. Zehetmayer ne croyait pas à ces foutaises romantiques sur les assassins et les voleurs. Toute cette mythologie pour bourgeois rêvant de s’encanailler.
Jiri s’assit en face de lui et fit signe au serveur.
— Café, dit-il. Noir.
Il se leva, marcha jusqu’au buffet, revint avec une assiette pleine de saucisses, d’œufs brouillés, de bacon, de viennoiseries et de fruits.
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