Elle aurait pu le confirmer. La question était de savoir si le Suisse avait parlé de Martin aux Labarthe, s’ils savaient combien le flic était important à ses yeux. Il y avait peu de chances. Il était probable qu’Hirtmann ne leur avait pas fourni plus d’éléments qu’ils n’avaient besoin d’en connaître.
La lumière jaillit du trou comme la lueur de la lave, la nuit, du cratère d’un volcan. Servaz retint son souffle. La trappe était grande ouverte. Mais la personne qui se trouvait au-dessous n’avait pas encore tiré l’échelle. Il eut soudain peur que sa respiration, les coups forcenés que frappait son cœur dans sa poitrine ne soient audibles d’en bas. C’était Aurore Labarthe, pas de doute : son parfum capiteux, vénéneux, montait jusqu’à lui.
Là-dessous, ça ne bougeait pas, ça ne faisait aucun bruit. Avait-elle le visage levé vers le grenier ? Probablement. Sentait-elle sa présence ? Devinait-elle que quelqu’un était tapi là, dans le noir ?
C’est alors qu’il entendit le timbre de l’entrée, en bas.
Quel que fût son projet, elle y renonça, car la trappe se referma. Sa joue contre le sol plastifié, il reprit sa respiration.
Elle pressa la sonnette une deuxième fois. La porte s’ouvrit enfin et Aurore Labarthe apparut. Elle était encore plus grande qu’elle l’avait imaginé — pas loin du mètre quatre-vingts. Et pourtant, elle était pieds nus. Elle avait enfilé un vieux peignoir qui avait l’air chaud et confortable, et ses cheveux mouillés de la douche, couleur de foin humide, tombaient autour de son visage sévère tel un rideau. Elle se campa devant Kirsten. Une silhouette longiligne, un corps tout en os et en muscles. Des yeux bleu pâle totalement dépourvus de chaleur.
— Hi , dit Kirsten en anglais avec un grand sourire.
Il prêta l’oreille. Une nouvelle voix. Familière … Il n’arrivait pas à saisir ce qu’elle disait. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre pourquoi. De l’anglais. Kirsten . Bon sang ! Qu’avait-elle l’intention de faire ? Il se rendit compte qu’il avait une furieuse envie d’uriner depuis un moment déjà. Se leva, marcha à tâtons dans le noir jusqu’au bac de douche où il se soulagea sans vraiment se soucier de savoir s’il pissait au bon endroit. Puis il referma sa braguette et revint à son poste.
Tout le monde était en bas. Il devait courir le risque. Il entrouvrit la trappe de quelques centimètres et les voix lui parvinrent beaucoup plus distinctement.
— Vous parlez anglais ? demanda Kirsten sur le perron.
La femme Labarthe lui répondit d’un simple signe de tête, sans desserrer les dents ni la lâcher du regard.
— Je… Je suis descendue à l’hôtel. Je… Je suis architecte à Oslo, en Norvège… et, depuis ce matin, je regarde votre chalet.
La blonde l’écoutait sans broncher, totalement indifférente à ses explications.
— Je le trouve fascinant. J’ai déjà pris des photos de la façade en votre absence. Je voulais votre autorisation écrite de les publier dans une revue norvégienne, comme exemple de l’architecture de montagne française… Et aussi, avec votre permission, jeter un coup d’œil à l’intérieur…
C’était tout ce qu’elle avait trouvé. Suffisamment improbable pour être crédible. Elle avait à son avantage de ne pas ressembler à un membre de la police française — aucun de ceux qu’elle avait entendus ne parlait un anglais aussi impeccable que le sien — et d’avoir l’air d’une étrangère. Cependant, sa vis-à-vis n’avait pas encore prononcé un seul mot et son visage demeurait indéchiffrable. Elle plongea son regard dans celui de Kirsten. La Norvégienne sentit le duvet sur sa nuque se hérisser : cette femme avait quelque chose de glaçant. Elle se demanda un instant si elle devait lui révéler sa véritable identité.
— J’ai conscience qu’il est tard et que je vous dérange. Pardon. Je revendrai demain.
D’un coup d’un seul, le visage d’Aurore Labarthe s’éclaira.
— Mais non. Entrez, dit-elle avec un large sourire.
Servaz entendait les voix en bas, mais il était incapable de distinguer ce qui se disait. Selon toute évidence, la conversation avait pris une tournure anodine. Rien d’agressif ni de menaçant. Ça ne le rassura pas. Dieu seul savait de quoi les Labarthe étaient capables en présence d’une femme seule aussi attirante que Kirsten. Elle avait pénétré dans leur antre, elle s’était jetée dans la gueule du loup. À présent qu’il avait vu l’attirail dans le grenier, il se demandait si quelqu’un y était déjà monté autrement que de son plein gré.
Il était épuisé par la tension. La situation était en train de leur échapper. Est-ce que Kirsten en avait conscience ? Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas rester les bras croisés.
Il tendit l’oreille, ça continuait à discuter en bas, la télévision crachait son dessin animé, dont les personnages hurlaient au milieu d’un concert de « bing ! », de « bam ! », de « vraom ! », de « tonk ! », de « screeech » et de « poiiinnng ! ». Cela voulait dire que Gustav n’était pas couché. Tant que ce serait le cas, ils ne s’en prendraient pas à Kirsten. Il repoussa la trappe, se laissa glisser à bout de bras, se balança et lâcha prise. À l’instant où ses doigts se détachèrent, il sentit sa chemise craquer dans son dos.
Sa réception sur le plancher produisit un son un peu trop fort mais néanmoins amorti par la moquette épaisse. Il se demanda si quelqu’un l’avait entendu mais, outre le vacarme du dessin animé, il y avait un volet qui battait quelque part. Il écouta un moment, perçut le rire — sinistre — d’Aurore Labarthe. Sortit son téléphone. Coupa le son. Chercha Kirsten dans son répertoire. Tapa en anglais :
Sors d’ici !
— C’est très intéressant, dit Aurore Labarthe en resservant à Kirsten de ce vin blanc sucré qui était, selon ses dires, une spécialité du Sud-Ouest. L’architecture est une de mes passions, ajouta-t-elle en esquissant un sourire et en lui adressant un clin d’œil. Santiago Calatrava, Frank Gehry, Renzo Piano, Jean Nouvel… Vous savez ce que disait Churchill ? « Ce sont les hommes qui font les murs, mais ensuite ce sont les murs qui font les hommes. »
Elle parlait un anglais parfait. Kirsten connut un instant de panique. L’architecture était loin d’être une de ses spécialités, en réalité. Elle leva le nez de son verre, adressa à Aurore Labarthe un sourire indulgent, qu’elle espéra être celui du professionnel qui a déjà entendu ça mille fois de la part de l’amateur éclairé et plein d’enthousiasme. Un seul nom lui vint à l’esprit.
— Bah, nous avons quelques remarquables architectes en Norvège, dit-elle en souriant, à commencer par Kjetil Thorsen Trædal.
Le coarchitecte de l’Opéra d’Oslo, connu de tous ses habitants. Aurore hocha prudemment la tête, les yeux plissés. Sans la lâcher du regard. Elle n’aima pas ce regard. Elle nota qu’elles étaient toutes deux assises face à face dans le coin salon, tandis que Roland Labarthe se tenait debout, légèrement à l’écart. De là où il était, il pouvait observer Kirsten à loisir. Sans être vu. Celle-ci posa son verre. Elle avait suffisamment bu. Son téléphone vibra dans sa poche. Un message.
— Si on allait coucher Gustav ? dit Aurore Labarthe à son mari.
Kirsten surprit le regard qu’ils échangèrent, cet échange muet était bien plus lourd de sens qu’il n’y paraissait et elle fut aussitôt sur ses gardes. Où était Martin ? Son absence la préoccupait de plus en plus. Elle se demanda une nouvelle fois si elle devait révéler son identité. Essaya désespérément de capter un son, un signe. Elle espérait de toutes ses forces que Martin l’avait entendue et qu’il profiterait du fait qu’elle accaparait l’attention des Labarthe pour trouver un moyen de s’échapper. Mais s’il était enchaîné quelque part ? Elle se sentait proche de la panique.
Читать дальше