Servaz regarda autour de lui. Personne. Comme devant la maison de Jensen, il sortit de la poche de sa veste ses clefs dites « de frappe ». Si ça continuait ainsi, il allait pouvoir se reconvertir. Il étudia la serrure. Contrairement à la porte, elle avait été changée récemment. Tant mieux. Les serrures rouillées donnaient plus de fil à retordre.
Sept minutes et trente-cinq secondes plus tard, il était à l’intérieur. Une petite chaufferie-buanderie équipée d’une machine à laver et d’un sèche-linge, où il faisait agréablement chaud et où ça sentait bon la lessive. Il passa devant des étagères métalliques, remonta le couloir, déboucha sur un grand séjour-cathédrale. Une cheminée pyramidale trônait au milieu, suspendue au-dessus d’un foyer ouvert. Par temps clair, les baies vitrées devaient embrasser un panorama époustouflant. Des canapés en cuir coquille d’œuf, de la pierre, du bois blond, des photos en noir et blanc, une charpente digne d’une église, des spots : en matière de déco, les Labarthe semblaient se conformer au goût majoritaire.
Dehors, les volutes du brouillard naviguaient à travers la terrasse comme s’il s’agissait du pont d’un bateau fantôme.
Il fit quelques pas prudents. Le silence qui régnait ici avait quelque chose d’irréel. Il chercha le petit œil rouge d’un détecteur de mouvement. Ne vit rien de tel. Commença à fouiller en évitant les fenêtres côté est, visibles depuis l’hôtel, même par ce temps.
Seize minutes plus tard, il devait se rendre à l’évidence : il n’y avait rien dans la salle principale, ni dans la cuisine.
Il examina et testa les trois télécommandes : celle du grand téléviseur à écran plat de 120 cm, celle de la box au-dessous et celle de chaîne stéréo dernier cri.
RAS là aussi.
Le bureau de Labarthe se révéla à peine moins décevant. Une pièce vitrée sur deux des quatre côtés, enfoncée comme un coin entre les deux ailes du chalet. Les lectures de Labarthe étaient sans surprises compte tenu de ses centres d’intérêt : Bataille, Sade, Guyotat — et aussi Deleuze, Foucault, Althusser… Les livres de Labarthe trônaient en bonne place. Sur le bureau, un Mac, une lampe d’architecte, un coupe-papier à manche de cuir. Un tas de factures et des notes indéchiffrables pour des cours ou pour un futur livre, qui sait.
Un petit couloir après le bureau. Servaz découvrit une salle de bains tout au bout, ainsi qu’un sauna et une pièce reconvertie en gymnase, avec un rameur, un banc pour le développé couché, un sac de frappe et un râtelier d’haltères.
Il fit demi-tour. Emprunta le grand escalier. Le premier étage comptait trois chambres, une salle de bains et un W.-C.
Les deux premières étaient inoccupées ; la dernière était celle de Gustav — c’était écrit sur la porte en grosses lettres bleues. En la poussant, il sentit sa température corporelle s’élever de quelques degrés et un mélange de nervosité et d’excitation le gagner, là, au centre névralgique de la maison silencieuse.
Elle était décorée comme est censée l’être celle d’un petit garçon.
Des posters aux murs, des livres illustrés sur une étagère, une couette ornée d’une multitude de Spiderman se balançant dans toutes sortes de positions acrobatiques, des jouets et des peluches — dont une grande d’un mètre de long qui représentait un élan ou un caribou. Servaz s’en approcha, regarda l’étiquette :
Made in Norway.
Ne reste pas là.
Il consulta sa montre. Le temps filait. Il s’approcha du lit, l’examina, fit de même avec les vêtements d’enfant dans la commode. Finit par trouver ce qu’il cherchait : un cheveu blond. Son pouls s’accéléra. Il sortit un sachet transparent de sa veste et glissa le fin cheveu à l’intérieur. Il avait envie de fouiller la chambre de fond en comble mais il se demanda combien de temps il lui restait et il ressortit. Retourna vers l’escalier qui menait sous le toit. Ses jambes tremblaient. Il grimpa les marches jusqu’à un petit palier. Au-delà d’une porte ouverte, la suite parentale. Il s’avança, foulant une moquette épaisse et bouclée couleur sable. À l’extérieur, un paysage blanc et brumeux était visible par la porte-fenêtre, et Servaz vit un grand sapin aux branches floquées de neige. Il pensa à la vue qu’Hirtmann avait de sa cellule.
Presque tout dans cette chambre était blanc : les lambris du plafond en pente, le lit, la moquette. Il se remémora la tunique écrue que portait Aurore Labarthe la première fois qu’il l’avait aperçue.
Le lit était défait. Des vêtements dessus, ainsi que sur une chaise. Il s’approcha, renifla les draps des deux côtés : elle dormait à droite. Son parfum était du genre agressif, capiteux ; il imprégnait les draps. Il ouvrit les tiroirs des tables de nuit. Des revues, des bouchons d’oreilles, un masque de nuit, un tube de paracétamol et des lunettes de lecture.
Rien d’autre.
Les deux dressings attenants — un pour elle, un pour lui — avaient la taille de studios pour étudiants. Des jeans, des robes, plusieurs tenues en cuir blanc ou noir pour madame, des vestes, des chemises, des pulls et des costumes pour monsieur.
Merde .
Quand il fut certain qu’il ne trouverait rien ici non plus, il redescendit au rez-de-chaussée. Entra dans la cuisine. Une porte à côté de l’énorme congélateur. Il l’avait repérée tout à l’heure. Il la poussa. Un escalier en colimaçon et en béton brut… Il alluma la lumière, commença sa descente.
Son pouls passa la vitesse supérieure tandis qu’il s’enfonçait dans les entrailles de la maison. Il tenait peut-être enfin quelque chose…
L’escalier déboucha sur une porte métallique. Il tourna la poignée. Son pouls passa la troisième.
Le battant résista légèrement, puis céda en grinçant. Nouvelle déception : la porte donnait sur le grand garage qu’on apercevait depuis l’hôtel. Le second véhicule était un petit SUV. Il en fit rapidement le tour, ressortit et remonta au rez-de-chaussée. En proie à une frustration et à une impatience de plus en plus grandes.
Il regarda dehors. Le jour déclinait. Il réfléchit. Tout à coup, il lui vint une idée.
Bien sûr, pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt .
Il tourna au dernier étage. Le petit palier avant la suite parentale. Il leva la tête : la trappe était là — celle du grenier.
Il alla chercher une chaise dans la pièce voisine, monta dessus, tendit le bras et saisit la poignée. Hors d’atteinte de Gustav, songea-t-il. La trappe s’ouvrit en grinçant — une bouche de ténèbres — et il fit descendre l’échelle métallique vers lui. Remit la chaise en place.
Il grimpa les échelons, qui vibrèrent sous ses semelles. Un interrupteur près du trou. Il l’actionna. La lumière d’un néon clignota au-delà ; il grimpa encore, passa la tête dans l’orifice.
Il avait trouvé .
L’antre secret des Labarthe, leur « jardin des délices ». Pas de doute. Sur le mur face à lui, en lettres gothiques, était inscrit dans un cadre :
ABANDONNE TOUTE FIERTÉ
TOI QUI PÉNÈTRES ICI
ENTRE DANS LA CRYPTE TYRANNIQUE
N’AIE PITIÉ DE NOUS
RECHERCHE SAPIENCE ET PLAISIR
RENDS CHAQUE HEURE EXQUISE
SOUFFRE ET CRIE
JOUIS
Cette vision l’emplit d’une sorte d’accablement.
L’immensité des boucles, détours et sinuosités de l’esprit humain avait de quoi donner le vertige. Ce jargon aurait été risible en toute autre circonstance mais, ici, il avait quelque chose de sinistre.
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