Servaz hésita.
— Sur le moment, j’en ai conclu que c’était Jensen. Mais, en y repensant, ça pouvait aussi bien être quelqu’un d’autre. Après tout, tout ce qu’elle a dit s’est trouvé à un moment ou à un autre dans les journaux.
— Hmm. Qui aurait intérêt à faire ça, c’est ça que j’ai du mal à comprendre.
Servaz sentait la colère irradier à l’intérieur de lui. Il avait envie d’exploser, mais il savait que, s’il le faisait, Rimbaud utiliserait cela contre lui pour prouver qu’il avait un tempérament colérique et qu’il perdait facilement ses nerfs. Le bœuf-carotte exécutait ses passes autour de lui comme un toréador attend le meilleur moment pour la mise à mort.
— Vous étiez où, cette nuit-là, vers 3 heures du matin ?
— Dans mon lit.
— À Toulouse ?
— Oui.
— Votre fille vous a entendu rentrer ?
Rimbaud savait plus de choses qu’il voulait bien le dire, en fin de compte.
— Non. Elle dormait.
— Donc, vous êtes rentré de Saint-Martin et vous êtes allé vous coucher ?
— C’est ça.
— Vous faites quoi, comme pointure, Servaz ?
— Quoi ?
— Votre pointure…
— 42. Pourquoi ?
— Hmm. Très bien. Je n’ai plus de questions pour le moment. Pour votre arme, vous la récupérerez d’ici à quelques jours. On vous tient au courant.
Il se leva.
— Servaz…
Rimbaud avait parlé si doucement qu’il avait failli ne pas l’entendre. Il se retourna.
— Je ne vous crois pas une seconde. Et je prouverai que vous avez menti.
Il regarda le flic de l’IGPN, faillit dire quelque chose, se ravisa, haussa les épaules et sortit.
— Tes Labarthe, ce sont de drôles d’oiseaux.
Il était assis en terrasse du Café des Thermes, boulevard Lazare-Carnot, en compagnie de Lhoumeau, le flic de la Brigade de répression du proxénétisme. Après ce jugement lapidaire, celui-ci porta sa mousse à ses lèvres. À force de sortir après le coucher du soleil pour « renifler » le trottoir ou surveiller les bars de nuit dans le secteur Matabiau-Bayard-Embouchure, il avait fini par acquérir un teint gris cendre et des valoches king size sous les yeux. Ses joues creuses et son nez osseux — où Servaz distinguait tout un réseau de veinules dû sans aucun doute à un penchant pour les boissons fortes — lui donnaient d’ailleurs l’air d’un oiseau de nuit. Son regard fiévreux était toujours aux aguets.
— On les a chopés plusieurs fois à démarcher des putes.
— Tous les deux ?
— Tous les deux. C’est la femme qui choisissait.
Servaz savait qu’il y avait environ cent trente filles se prostituant à Toulouse, pour la plupart des Bulgares, des Roumaines, des Albanaises et des Nigérianes. Presque toutes appartenaient à des réseaux. Et passaient d’une ville à l’autre, voire d’un pays à l’autre. « L’Europe du cul », comme disait Lhoumeau. Il tira sur sa cigarette pour se réchauffer.
— Il y a eu aussi une plainte déposée par une fille : elle se serait retrouvée malgré elle dans une soirée SM, et aurait été victime de sévices. Mais elle a retiré sa plainte. Depuis, le couple est parti se mettre au vert.
— Je sais, dit Servaz sinistrement.
— Pourquoi tu t’intéresses à eux ?
— Ils apparaissent dans une affaire…
Le flic à tête d’oiseau haussa ses maigres épaules.
— OK. Tu peux pas en dire plus, je comprends. Mais sache que les Labarthe, ce sont des tordus de chez tordus… Un jour ou l’autre, il arrivera une tuile dans leurs putains de soirées. J’ai toujours pensé qu’un jour, ça serait du ressort de la criminelle.
— Comment ça ?
Servaz avait posé le bouquin de Labarthe entre eux sur la table. Le ciel était gris et bas sur Toulouse. Dans la lumière de décembre, la face d’oiseau de Lhoumeau avait presque l’air d’un masque.
— Les fêtes qu’ils organisaient, elles étaient violentes. Parfois très. Les Labarthe avaient beaucoup de relations dans le milieu du sexe toulousain. Et eux comme leurs riches invités étaient avides de nouvelles expériences, de sensations neuves.
« Sensations neuves ». Dit comme ça, ça avait presque l’air recommandable. Servaz pensa aux fêtes semblables que Julian Hirtmann avait organisées dans sa villa du lac Léman, du temps où il était procureur à Genève. Encore une convergence.
— Comment tu sais tout ça ?
L’oiseau de nuit haussa derechef les épaules, mais en évitant son regard.
— Je le sais, c’est tout. C’est mon boulot de savoir ces choses-là.
— Violentes comment ?
— Les trucs habituels. Mais parfois ça dérapait, ça allait un peu trop loin. Des filles ont voulu porter plainte, elles en ont été dissuadées.
— Par qui ?
— Par le fric, d’abord. Les invités des Labarthe en avaient beaucoup. Ils payaient même un droit d’entrée. Et puis, il y avait des gens puissants parmi eux, des magistrats, des politiques — et même des flics…
Toujours les mêmes rumeurs, pensa Servaz. Cette ville adorait les rumeurs. Il plissa les yeux pour mieux scruter Lhoumeau.
— Tu ne pourrais pas être un peu plus précis ?
— Non.
Servaz commençait à être exaspéré par l’attitude de Lhoumeau. Il le soupçonnait de se faire mousser et de ne pas en savoir autant qu’il le prétendait. Il regarda un jeune couple qui s’embrassait à cinq mètres de leur terrasse, lui adossé à une voiture, elle appuyée contre lui.
Puis il reporta son attention sur Lhoumeau et il comprit : Lhoumeau avait participé. Il ne serait pas le premier ni le dernier flic à fréquenter les tripots clandestins, les cercles de jeu et les parties fines.
— La pire, c’était la femme, dit soudain Lhoumeau.
— Explique.
— Dominatrice, tu vois le genre. Mais pas seulement. Dès qu’elle repérait une vulnérabilité chez une fille, elle fonçait. Et elle excitait les hommes présents, comme un vacher avec son aiguillon. Avec des mots, des gestes, elle les poussait. Elle incitait les mecs à se lâcher, à y aller franco. Ils étaient parfois plus d’une dizaine autour de la fille. Un vrai zoo… Et plus celle-ci était terrorisée, plus elle était excitée. Elle foutait les jetons, ouais…
— Tu as été présent ?
Lhoumeau se racla la gorge. Il semblait sur le point de vouloir vomir.
— Une fois, oui. Une seule… Me demande pas ce que je foutais là.
Il vit Lhoumeau déglutir et lui jeter un drôle de regard.
— Cette nana, crois-moi. Tiens-toi loin d’elle.
— Et lui ?
— Un intello. Un qui se prend au sérieux. Arrogant, suffisant, mais servile avec ses invités les plus influents. Une tête à claques. Il se prend pour un cador mais en réalité c’est un suiveur. C’est elle qui porte la culotte.
Charmant couple, songea Servaz en écrasant sa cigarette. Sur le boulevard, les jeunes s’étaient séparés. Soudain, la fille flanqua une gifle au garçon avant de s’éloigner.
Il pensa à Margot. La fille du jeune couple avait quelques années de moins mais elle lui ressemblait un peu. Et elle avait visiblement autant de caractère. En venant, il était bien décidé à passer voir sa fille. À présent, il se demandait comment elle réagirait quand il lui annoncerait qu’il ne restait pas. Mal, sans nul doute. Elle n’était pas du genre à arrondir les angles. Soudain, il ne se sentit pas le courage d’affronter une nouvelle crise.
Il fut de retour en fin de journée, alors que le soleil avait disparu depuis un moment déjà derrière les cimes. Le ciel était rouge au-dessus des montagnes et la neige elle-même avait pris une teinte rosée tandis que les eaux de la rivière qu’il longeait ressemblaient à une feuille de cuivre. Puis il quitta la vallée pour s’élever vers les sommets et des flocons vinrent à sa rencontre, duveteux et tourbillonnants. Visiblement, le chasse-neige n’était pas passé et il dut conduire avec la plus grande prudence jusqu’à l’hôtel. Une ou deux fois, il se fit une belle frayeur en chassant des roues arrière au bord d’une pente assez abrupte et, quand il se gara, il avait les jambes qui tremblaient un peu.
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