Il se hissa hors du trou et prit pied sur le plancher recouvert d’un revêtement plastifié, sans doute lavable. À première vue, cela tenait du dancing privé. Des banquettes, une piste de danse, un bar, une sono, un revêtement insonorisant comme on en voit dans les studios d’enregistrement. Il régnait ici une chaleur suffocante et l’odeur douceâtre de la poussière réchauffée.
Puis son regard fut attiré par l’espalier contre le mur du fond, tel qu’on en trouve dans les gymnases. Il soupçonna que celui-ci ne servait pas qu’à se faire les abdos. Il aperçut aussi une poulie et deux crochets sous le plafond en pente. Deux autres crochets au mur. Une caméra sur un trépied et du matériel d’enregistrement vidéo dans le fond. Une grande armoire ancienne en chêne, avec des glaces biseautées, trônait un peu plus loin, juste avant une ouverture dépourvue de porte qui donnait sur une autre pièce.
Il s’avança : des carreaux translucides, des vestiaires et une douche. Il revint dans la première pièce. Ouvrit l’armoire. Se fit l’effet d’être lui-même un mateur en voyant luire dans l’ombre les reflets lugubres des fouets, martinets, baillons-boules, bracelets en cuir, chaînes rutilantes et mousquetons — tous sagement alignés comme des outils sur le râtelier d’un bricoleur. Les Labarthe avaient de quoi équiper un bataillon là-dedans. Il repensa aux paroles de Lhoumeau au sujet d’Aurore Labarthe et fut parcouru d’un long frisson. Jusqu’où ces petits jeux dans le grenier allaient-ils ?
Il consulta sa montre.
Presque une heure qu’il était là et il n’avait toujours pas trouvé la moindre trace d’Hirtmann.
Il faut que tu sortes d’ici , pensa-t-il.
Il se dirigeait vers la trappe ouverte lorsqu’il l’entendit.
Le bruit de moteur.
Servaz se raidit. Il se dirigeait vers le chalet… Non, il était déjà là. Le moteur venait d’être coupé. Merde ! Il entendit les portières claquer, des voix dehors, amorties par la neige. Regarda son téléphone. Pourquoi Kirsten ne l’avait-elle pas averti ? Pas de réseau ! Le grenier devait être équipé d’un inhibiteur de fréquences.
Il s’arrêta au bord de la trappe. En bas, la porte d’entrée venait de s’ouvrir et il entendit trois voix — dont celle, claire et gaie, de Gustav.
Fait comme un rat.
Les mains moites, il tira aussi doucement que possible l’escalier métallique puis la trappe vers lui. Juste avant de la refermer, il passa une main à l’extérieur et actionna l’interrupteur.
Dans le noir, il s’efforça de respirer régulièrement. Sans y parvenir tout à fait.
32.
La captive aux yeux clairs
La nuit était tombée depuis un moment. Kirsten observait le chalet illuminé depuis l’hôtel. De temps en temps, elle voyait une silhouette passer derrière les fenêtres.
Martin, qu’est-ce que tu fous ?
Elle avait essayé de l’appeler une bonne dizaine de fois depuis que la Volvo était passée devant elle, en bas des lacets. Elle lui avait envoyé autant de messages. Sans obtenir de réponse. Elle basculait chaque fois sur la boîte vocale.
À présent, cela faisait une bonne heure qu’elle avait regagné leur chambre et il n’était toujours pas reparu.
Quelque chose s’était passé. Est-ce qu’il était simplement planqué quelque part ou est-ce qu’ils l’avaient surpris ? Plus le temps passait, plus la réponse à cette question devenait d’une importance vitale. Devait-elle appeler des renforts ? Martin avait enfreint toutes les règles en entrant là-dedans. Après les soupçons qui pesaient sur lui dans la mort de Jensen, ce serait sans doute la fin de sa carrière. Quelle importance ? Il était hors de question de laisser Martin à la merci de ces deux individus.
Elle ressentit une raideur à la nuque et un début de migraine, probablement dues au stress. Elle massa son cou et avala un gramme de paracétamol dans la salle de bains, avant de revenir vers la fenêtre.
Tant que Gustav était éveillé, ils n’agiraient pas. Ils attendraient qu’il dorme. À moins qu’ils n’aient déjà… Elle chassa cette pensée. Hirtmann leur avait-il parlé de Martin ? Elle devait agir, faire quelque chose. Mais quoi ? Elle pianota une fois de plus sur son téléphone.
Où es-tu ? Réponds !
Contempla désespérément l’écran inerte. Shit ! Elle avait envie de se ruer dehors, l’inquiétude et la tension durcissaient chacun de ses muscles. Pourquoi avait-il fallu qu’il entre dans ce chalet ? Là-bas, derrière les fenêtres, Gustav se balançait dans les bras de Labarthe puis s’éloignait en courant et en riant. Une touchante scène familiale, pleine de paix et de bonheur.
Il gisait sur le flanc, dans le noir complet, l’oreille collée au lino. Parfois il la décollait, car la vibration du chauffage ou d’un appareil quelconque se propageait soudain à travers les murs et couvrait alors tous les autres bruits.
Dans les ténèbres, un mince rai de lumière faisait le tour de la trappe, tel un rectangle découpé au chalumeau.
S’il entendait parfois la voix aiguë de Gustav s’élever du rez-de-chaussée, celles des adultes étaient moins distinctes. Dans un moment, ils coucheraient Gustav. Combien de temps avant qu’ils plongent tous dans un sommeil profond ? Et même une fois qu’ils seraient endormis, la trappe se trouvait à côté de leur chambre. Il se souvint du grincement qu’avait émis l’échelle métallique en se dépliant : impossible de s’en servir. Il ne lui resterait qu’une option : sauter directement à l’étage au-dessous et filer.
Il n’allait pas attendre ici toute la nuit. Et si quelqu’un grimpait au grenier ?
Il prit conscience de l’humidité sous ses aisselles. La chaleur avait tendance à monter, il faisait très chaud dans ce grenier. Il avait soif aussi, une soif taraudante, qui épaississait sa langue raide et gonflée comme du carton bouilli. Et son coude comme son épaule étaient ankylosés à force de rester dans la même position.
Il regarda son téléphone. Aucun des messages qu’il avait envoyés n’était parti.
Essuya d’un revers de manche la sueur qui perlait à son front et prêta l’oreille. On venait d’allumer un téléviseur en bas, au rez-de-chaussée. Un dessin animé. Il pouvait identifier les sons provenant du grand séjour au léger écho qu’ils produisaient. Soudain, il entendit des pas lourds résonner à l’étage au-dessous. Quelqu’un était monté. Il perçut ensuite le bruit de la douche dans la salle d’eau de la suite parentale.
Cinq minutes plus tard, la personne ressortit. S’arrêta juste sous la trappe.
Sa pomme d’Adam fit un aller-retour. Il aurait parié qu’il s’agissait d’Aurore Labarthe. Montait-elle chaque soir contempler son jardin secret, son petit paradis infernal ? Ou bien avait-elle entendu le bruit qu’il avait fait ?
Soudain, il s’écarta vivement en roulant sur lui-même : quelqu’un venait d’attraper la poignée de l’autre côté et d’ouvrir la trappe.
Kirsten regarda sa montre. Deux heures s’étaient déjà écoulées depuis qu’elle était rentrée à l’hôtel… Merde, elle n’en pouvait plus d’attendre. Le brouillard s’était dissipé — hormis quelques écharpes de brume dans les creux — mais il s’était remis à neiger à gros flocons. Le paysage ressemblait à une de ces cartes de Noël virtuelles et animées qu’on envoie par Internet. Tout était noyé dans une obscurité jaunâtre.
Là-bas, une lueur palpitait dans le séjour : télévision. Elle commençait sérieusement à avoir des fourmis dans les jambes. Son esprit échafaudait toutes sortes de scénarios — dont certains passablement sinistres. Une étude américaine a prouvé que l’incertitude fait plus de ravages sur les esprits et sur la santé que les certitudes négatives.
Читать дальше