Il la regarda un petit peu trop longtemps.
Pendant une fraction de seconde, il imagina qu’il se penchait par-dessus le comptoir, l’attrapait par les cheveux, sortait le cutter de sa poche et lui tranchait la gorge.
— Merci, dit Julian Hirtmann.
Il s’éloigna, fit ce qu’on lui avait dit de faire. Au bout du deuxième couloir, un autre bureau. Il renouvela sa demande.
— Veuillez me suivre, dit l’infirmière au visage fatigué et aux cheveux ternes.
Il les vit au bout du couloir — les Labarthe. Roland se précipita à sa rencontre, Aurore resta en retrait, à le dévisager précautionneusement. Il étreignit ce crétin d’universitaire comme un pape donnant sa bénédiction. Sans cesser de plonger son regard dans celui de la femme. Pendant un instant, il se revit la prenant dans le grenier, attachée et suspendue par les poignets aux anneaux du plafond, entièrement nue et livrée à son bon vouloir, pendant que Labarthe attendait patiemment en bas dans le salon qu’ils en aient terminé.
— Où est-il ?
Labarthe montra une porte.
— Il dort. Ils lui ont administré un calmant et un antivomitif.
Il évita de parler du charbon activé, mais il savait que, tôt ou tard, le Maître apprendrait ce qui s’était passé.
— Que s’est-il passé ? demanda ce dernier, comme en écho à sa pensée. Tu m’as parlé d’une grippe ?
Labarthe lui avait écrit pour lui dire que les choses s’étaient compliquées, qu’il devait se rendre à l’hôpital.
— Son état a empiré tout à coup, intervint Aurore en s’avançant vers eux. Il était très agité, alors je lui ai administré un sédatif léger.
— Tu as quoi… ?
La voix d’Hirtmann s’était emplie d’épines.
— Le médecin a dit que ça n’avait rien à voir, mentit-elle. Et Gustave va bien.
Il eut brusquement envie de la saisir par le cou, de la plaquer contre le mur et de serrer jusqu’à ce que son visage devienne violet. Sa voix se fit dangereusement calme :
— On en reparlera, dit-il. Rentrez chez vous. Je reste ici.
— On peut rester aussi, si vous voulez, dit Labarthe.
Il fixa le petit homme au bouc, puis la grande femme blonde. Les imagina morts, raides, froids.
— Rentrez chez vous. Et déposez cette enveloppe à l’hôtel.
Labarthe y jeta un rapide coup d’œil. Elle était libellée au nom de Martin Servaz. Il connaissait ce nom, bien sûr. Il avait même eu un doute, hier soir, en voyant le type chez lui. Il avait eu l’impression que ce visage lui était vaguement familier. Que se passait-il, bon Dieu ? Il brûlait de curiosité.
Hirtmann les regarda s’éloigner. Puis il entra dans la chambre. Gustav dormait, les traits relâchés. Il resta un long moment debout, au pied du lit, à regarder le garçon — avant de s’asseoir sur la seule chaise présente.
Servaz était planté devant la fenêtre.
Il écoutait et scrutait. Désespérément. Fixait le chalet désert et éteint, la nuit vide. Avec des fourmis dans le ventre.
Où étaient-ils ? De quoi souffrait Gustav ? Cela faisait à présent plusieurs heures qu’ils étaient partis. Il n’en pouvait plus d’attendre. Il commençait à regretter de ne pas les avoir suivis. D’ailleurs, Kirsten lui avait fait observer à deux reprises qu’ils avaient peut-être fait le mauvais choix. Elle aussi rongeait son frein.
À présent, minée par la nervosité et les nausées de la nuit précédente, elle s’était effondrée et ronflait légèrement sur son lit.
Soudain, il perçut un bruit de moteur qui approchait. Il colla son nez à la vitre et la vit : la Volvo des Labarthe qui rentrait ! Il la vit ralentir et s’immobiliser devant l’hôtel. Il n’en voyait que le toit, impossible de dire qui se trouvait à l’intérieur.
Labarthe descendit, grimpa sur la terrasse de l’hôtel et entra. Il ressortit quelques instants plus tard et la voiture repartit en direction du chalet.
Servaz sentit sa poitrine se soulever quand les portières s’ouvrirent. Labarthe et sa femme sortirent, seuls. Gustav n’était pas dans la voiture … Où était passé le gamin ? Qu’en avaient-ils fait ?
Le téléphone sonna à ce moment-là. Pas son cellulaire mais le gros téléphone noir antédiluvien de l’hôtel, sur la petite table faisant office de bureau, et il décrocha avant que Kirsten ne se réveille.
— On a déposé une enveloppe à votre nom, dit l’hôtelier.
Labarthe… Que se passait-il ? Il eut l’impression de sentir à nouveau les fils invisibles tirés par le marionnettiste. Encore une fois, il avait un coup de retard.
— Je descends.
Il fit irruption dans le hall moins d’une minute plus tard. Une enveloppe brune l’attendait, à l’écriture manuscrite :
MARTIN SERVAZ
— C’est l’autre taré qui l’a déposée, lui dit l’hôtelier.
Sa main trembla quelque peu quand il la déchira et en retira la feuille de papier pliée en quatre.
Il sentit que le hall de l’hôtel se mettait à tourner, que l’univers entier se mettait en rotation — planètes, étoiles, espace, vide… Toute la création basculant en une seule fraction de seconde, l’univers dégondé, les repères abolis. Le mot disait :
Gustav est à l’hôpital de Saint-Martin. Je t’attends. Viens seul. Il n’y aura pas de Kindertotenlieder si nous unissons nos forces.
J.
Il avait laissé Kirsten à l’hôtel, endormie. Le sang battait à ses tempes. Comme s’il se trouvait sous perfusion d’adrénaline. Il conduisait vite. Il avait dévalé les lacets et s’était fait une belle frayeur quand la voiture avait dérapé, mordu sur le bas-côté enneigé et dangereusement frôlé la pente avant de revenir sur la route verglacée.
Une phrase le hantait : « Il n’y aura pas de Kindertotenlieder si nous unissons nos forces. »
« Les Chants pour des enfants morts ». Gustav Mahler. « J ». Une seule personne, à sa connaissance, pouvait avoir écrit ce mot. Et elle lui signifiait que Gustav était en danger de mort. Que son salut dépendait d’eux. L’idée lui vint que cela pouvait être un piège mais il l’écarta. Un piège dans quel but ? Hirtmann l’avait pris en photo pendant des mois, il avait eu tout loisir de lui tendre tous les pièges qu’il voulait. Et puis, il y avait mieux qu’un hôpital pour cela.
En entrant dans Saint-Martin, il leva le pied. Avisa l’écriteau marqué « H » et prit en face au rond-point. Six minutes plus tard, il se garait sur un emplacement réservé au personnel et s’engouffrait dans le hall de l’hôpital.
— Les visites sont terminées, lui assena la personne assise derrière le comptoir sans lever le nez de son téléphone portable.
Il se pencha par-dessus l’accueil, tendit le bras et interposa sa carte bleu-blanc-rouge entre son nez et l’écran. La femme leva les yeux. Elle le foudroya du regard.
— Pas la peine d’être désagréable, dit-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Un gamin a été admis aux urgences cet après-midi.
Elle plissa les yeux en le scrutant avec défiance, puis consulta son fichier.
— Gustave Servaz, confirma-t-elle.
Il sentit un gouffre s’ouvrir dans son estomac en entendant ce prénom associé à son nom pour la deuxième fois. Était-ce possible ? Maintenant que ses craintes et ses espoirs prenaient corps, il se demanda ce qu’il souhaitait le plus : que Gustav fût son fils ou l’inverse. Mais un autre espoir plus diffus, plus dangereux, se réveillait en même temps. Un espoir éteint depuis des années mais qui, secrètement, avait attendu ce moment pour être ranimé : Marianne. Allait-il enfin savoir ce qui lui était arrivé ? Son esprit tentait en vain de repousser cette question, de la reléguer dans un coin sombre, loin de la lumière.
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