— Et il est où maintenant ?
— Je ne sais pas…
— Quoi ?
— Je ne sais pas.
— Tu… tu l’as laissé partir ? Comme ça ?
— Tu n’as pas écouté ce que je t’ai dit ? Gustav est peut-être mon fils. Et il est en danger de mort…
— Et alors ?
— Hirtmann a tout prévu. Cette clinique à l’étranger, le chirurgien qui va l’opérer…
— Martin ! shit ! Ce gosse peut très bien être opéré ici si c’est toi le donneur ! Pas besoin de…
— Non, trancha-t-il.
Elle le regarda.
— Pourquoi ?
— J’ai mes raisons.
— Bloody hell ! jura-t-elle.
— Il a menacé de s’en prendre à Margot.
— Tu n’as qu’à demander que le dispositif autour d’elle soit renforcé.
— Tu sais aussi bien que moi qu’il est impossible de protéger quelqu’un à cent pour cent, dit-il en pensant aux paroles d’Hirtmann concernant Margot. Même avec le meilleur dispositif du monde. À plus forte raison avec deux ou trois flics qui n’ont pas été formés pour ça. Je ne prendrai pas ce risque. Et puis, qui sait combien de temps ça va prendre pour régulariser la situation de Gustav ici. Il est malade … Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut l’opérer maintenant , pas dans six mois…
Il avait parlé d’un ton ferme et irrévocable. Kirsten hocha la tête d’un air pénétré.
— Alors, tu vas le laisser courir, c’est ça ? Tu vas lui obéir ?
— Pour le moment… Je n’ai pas le choix.
— On a toujours le choix.
Elle semblait très contrariée.
— Quand est-ce que tu dois le revoir ?
— C’est lui qui me contactera.
De nouveau, elle hocha la tête, non sans un regard aigu dans sa direction.
— Il faut que j’y aille, dit-il en ramassant quelques affaires.
— Où tu vas ? demanda-t-elle, à la fois exaspérée et abasourdie.
— Voir ma fille.
Il poussa le chauffage à fond dans la voiture et alluma la radio. Un expert autoproclamé — un de ceux qui avaient été incapables de prévoir son élection — expliquait pourquoi Donald Trump avait été élu à la présidence des États-Unis et pourquoi la même chose pouvait arriver ici — c’est-à-dire exactement le contraire de ce que lui et ses confrères affirmaient depuis des mois.
Il faisait encore nuit quand il entra dans Toulouse, gara sa voiture dans les étages du parking Victor-Hugo, redescendit au niveau de la rue, la traversa et pénétra dans son immeuble en adressant un geste de la main au flic assis dans sa voiture. Il salua le planton devant sa porte en se demandant depuis combien de temps il était là. Il était 6 h 12 du matin.
— Un café ? dit-il.
Le flic accepta et se leva. Il déverrouilla précautionneusement la porte pour ne pas réveiller Margot. Entendit quelqu’un bouger dans la cuisine.
— Margot ?
Le visage de sa fille apparut dans l’encadrement.
— Papa ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonjour, mademoiselle, dit le flic derrière lui.
— Bonjour, répondit-elle. Vous voulez un café ?
— Et toi ? Tu es déjà debout ? demanda son père en détaillant son visage fatigué, les cernes bleuâtres sous ses yeux.
Elle le regarda sans répondre. Se retourna pour rentrer dans la cuisine. Même ses épaules étaient un peu plus voûtées qu’à l’ordinaire sous son peignoir élimé. Il repensa aux paroles du Suisse : « Tu ne la trouves pas fatiguée en ce moment ? »
Il n’avait pas dormi de la nuit et, comme toujours en pareil cas, il se sentait un brin cotonneux, avec un persistant sentiment d’irréalité, alors qu’il s’avançait dans la cuisine, prenait la tasse que Margot lui tendait. L’impression d’évoluer quelque part entre le sommeil et la veille. De partager le quotidien des lève-tôt, ces travailleurs pauvres — dont bon nombre d’étrangers — qui sortent de chez eux avant que le jour se lève pour nettoyer nos bureaux et nos fauteuils avant que nous y posions nos gentilles petites fesses.
— Je vais me recoucher, dit Margot en étouffant un bâillement.
Elle l’embrassa et s’éloigna à travers le séjour. Il la suivit des yeux. Elle n’avait vraiment pas l’air dans son assiette. Il remarqua aussi que l’inactivité avait des effets sur elle : elle avait pris quelques kilos depuis qu’elle était là, et son visage s’était arrondi. Hirtmann en savait-il plus qu’il ne le disait ? Du Suisse, sa pensée voyagea jusqu’à Gustav. L’hôpital le gardait en observation jusqu’à la fin de la journée. Après quoi, il rentrerait chez lui. C’est-à-dire chez les Labarthe … À cette pensée, il sentit son estomac se nouer.
Il avait faim. Il chercha une pizza dans le congélateur mais il n’y en avait plus. De la même façon, les plats pour micro-ondes avaient disparu. Encore une fois il sentit l’agacement le gagner. Le réfrigérateur avait pareillement été vidé de tous les hamburgers qu’il contenait, remplacés par des fruits et des légumes en quantité industrielle. Bio, évidemment.
Il eut brusquement envie d’uriner.
En ressortant des W.-C., il se dirigea vers la chambre de sa fille. La porte était entrebâillée. Il la poussa doucement. Elle dormait déjà. Même dans le sommeil, elle avait l’air épuisée.
— Ton fils , dit Vincent Espérandieu, incrédule.
Il regarda le fond de sa tasse de café, comme si un message était inscrit dedans.
— Martin, c’est une histoire incroyable. Ton fils …
— Peut-être, rectifia Servaz en poussant devant lui deux sachets, l’un contenant une mèche blonde, l’autre un seul cheveu. Ou peut-être juste un bluff. Il me faut le résultat le plus rapidement possible. Pour les deux…
Espérandieu considéra les deux sachets l’un après l’autre, puis s’en saisit.
— Pourquoi deux ? Je ne comprends pas.
— Je t’expliquerai.
Il faisait trop froid pour la terrasse, ce jour-là, et ils s’étaient réfugiés à l’intérieur, près de la fenêtre. De l’autre côté de la vitre, les passants se faisaient rares sur la place du Capitole.
— Tu ne crois pas que tu aurais pu m’en parler avant ?
Servaz ne dit rien. Il jeta un coup d’œil à son adjoint. Avec sa mèche balayant son front, son visage poupin et sa bouille d’adolescent, il approchait les quarante ans et néanmoins le temps n’avait aucune prise sur lui. Servaz le trouvait inchangé depuis qu’il avait franchi pour la première fois la porte de son bureau, dix ans plus tôt.
Vincent était un véritable geek et un garçon assez maniéré. Au début, il avait été la cible de pas mal de lazzis et d’injures homophobes jusqu’à ce que Servaz y mette le holà. Par la suite, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, le seul véritable ami, en vérité, qu’il eût dans la police — et en dehors. Servaz était même le parrain de son fils.
— Désolé, dit-il.
— C’est vrai, non ? Martin, ça fait combien de temps qu’on se connaît ?
— Quoi ?
— Bon Dieu, tu ne me dis plus rien. Ni à moi ni à Samira.
— Je ne suis pas sûr de te suivre.
— Tu as changé, Martin, depuis ton coma.
Il se raidit.
— Pas du tout, répondit-il fermement. La preuve : c’est à toi que j’en parle en premier.
— Et tu as bien fait. Putain de merde, je ne sais pas quoi te dire… Tu as vu Hirtmann, tu l’as… rencontré , tu as été dans la même pièce que lui. Et tu l’as laissé filer… Martin, merde ! c’est de la folie !
— Tu voulais que je fasse quoi ? Tu crois que j’ai renoncé à l’arrêter ? Ce gosse est en danger de mort… Et c’est peut-être mon fils…
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