Sa voix était tendue.
— Servaz, Mahler… Il a tout mis en scène… Il savait qu’un jour vous retrouveriez sa trace ici. Comment est-ce possible ?
Il mit le contact sans répondre. Fit une marche arrière prudente sur la chaussée humide et même verglacée par endroits. Il allait passer la marche avant quand il se tourna vers elle :
— Comment, dit-il. Comment t’est venue cette idée d’associer son prénom et mon nom ?
Il conduisait en silence en longeant l’autoroute A61 — la « Pyrénéenne » — et il ne cessait de repenser à la réponse de Kirsten. « Une intuition. » Elle était comme un poison lent — ricine ou amatoxines — qui diffusait et finissait par contaminer toutes ses pensées. Une intuition semblable à celle qu’il venait d’avoir quand la directrice d’école lui avait demandé ce qui le liait à Gustav ?
Marsac… Claire Diemar, la prof de civilisation antique retrouvée morte noyée dans sa baignoire, une lampe allumée dans la bouche. Les poupées flottant par dizaines dans sa piscine. Et Marianne qui l’avait appelé au secours parce que c’était son fils, Hugo, qu’on avait retrouvé prostré devant la maison de la morte. Servaz avait carrément perdu les pédales au cours de cette enquête. Il avait renoué avec un passé qui l’avait déjà démoli une première fois et il avait couché avec la mère du principal suspect, il avait balancé par-dessus les moulins tous ses principes. Et il l’avait payé cash… Oh oui. Il lui avait fallu des mois pour s’en remettre. S’en était-il d’ailleurs jamais remis ?
Et si… si Marianne était tombée enceinte avant d’être kidnappée par le Suisse ? Une vague de terreur le traversa à cette idée — il se sentit nauséeux. Il ouvrit la bouche comme s’il avait besoin d’air. Non : ça ne pouvait pas, ça ne devait pas être arrivé. C’était hors de question. Il ne pouvait pas se le permettre, le psy l’avait dit : il était trop fragile, trop vulnérable.
Il laissa son regard dériver sur les poids lourds qu’il doublait. Une chose était sûre : Hirtmann avait semé les indices à leur intention comme autant de petits cailloux. Il avait donc séjourné ici, le grand-père l’avait dit à la directrice : il venait régulièrement voir son fils quand il était en congé — et les ouvriers des plates-formes en ont beaucoup. Il était donc probable qu’il ait changé de tête pour passer inaperçu dans Saint-Martin. À moins qu’il se contentât de quelques artifices. Et Marianne, se dit-il, où était-elle ? Était-elle seulement encore en vie ? Il l’avait cru quand il avait découvert que le cœur dans la boîte isotherme n’était pas le sien — mais aujourd’hui il commençait à en douter. Pourquoi le Suisse l’aurait-il gardée en vie si longtemps ? Ce n’était pas dans ses habitudes. Et c’était matériellement très compliqué. En même temps, ne lui aurait-il pas fait savoir qu’elle était morte, d’une manière ou d’une autre ? Il n’aurait certainement pas passé sous silence un événement si fondamental pour son « ami » policier.
Les doigts crispés sur le volant, il avait l’impression que son crâne allait exploser.
— Eh, oh ! dit Kirsten à côté de lui. Doucement !
Il regarda le compteur de vitesse. Nom de Dieu ! Cent quatre-vingts kilomètres/heure ! Il leva le pied de la pédale et le rugissement du moteur s’apaisa.
— Tu es sûr que ça va ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête, la gorge serrée. Lui jeta un coup d’œil. Elle l’observait calmement, froidement. Sa jupe était un peu remontée sur ses genoux mais son manteau sombre la corsetait et il était soigneusement boutonné jusqu’en haut. Il y avait une raie bien nette dans ses cheveux blonds aux racines sombres et ses ongles nacrés étaient impeccables. Il se demanda ce qui se cachait sous cette froideur. Était-ce courant en Norvège, ce tempérament rigoriste et spartiate ? Ou bien était-ce elle ? Quelque chose enfoui dans son enfance, dans son éducation ?
Elle semblait donner peu de prise à la chaleur humaine et au contact. Elle avait dit qu’elle avait cinq jours devant elle. Qu’espérait donc la police norvégienne dans un délai si court ? C’était sans doute une question de budget, comme ici. Tant mieux : il ne se sentait guère la force de supporter cette présence janséniste plus longtemps, même si lui-même était loin d’être un moulin à paroles et un boute-en-train. Il se sentait observé et jaugé en permanence et il n’aimait pas ça. Elle lui faisait penser à une maîtresse d’école ou à une supérieure hiérarchique qui doit se faire respecter dans un milieu d’hommes. Était-ce dans sa nature ou adaptait-elle son comportement à la situation ? Quoi qu’il en soit, plus vite elle rentrerait en Norvège, mieux ce serait.
— C’est moche, dit-elle soudain.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est moche ?
— Si ce gamin est son fils… c’est moche.
Il médita cette phrase. Oui, c’était moche — mais il y avait peut-être pire encore.
Le soir tombait lorsque les randonneurs parvinrent au refuge. Il était presque 18 heures et il faisait un degré au-dessous de zéro. Il y avait plusieurs heures que le soleil s’était caché derrière les montagnes — et bien plus encore qu’ils suivaient la piste blanche dans la forêt. Ils avançaient l’un derrière l’autre, au cœur du silence, entre les arbres, dans le jour déclinant : cinq silhouettes emmaillotées dans des anoraks remplis de duvet, des capuches et des bonnets, des écharpes et des gants fourrés, glissant sur leurs skis. Traçant leur route. Solitaires dans ce désert blanc. Cela avait été une longue, une très longue journée et ils avaient cessé de parler. Trop fatigués. Ils se contentaient de respirer de plus en plus vite, leurs souffles dessinant des origamis de buée blanche devant leurs bouches.
La vue du refuge les revigora. Sa forme sombre posée dans la clairière enneigée leur donna un ultime coup de fouet.
Des rondins, de l’ardoise, de la pierre, des sapins tout autour : une carte postale du Canada avançant vers eux — même si c’était eux qui avançaient — dans l’obscurité précoce. Gilbert Beltran pensa à Croc-Blanc, à L’Appel de la forêt , à ces lectures d’enfance pleines d’aventures, de grands espaces et de liberté. À dix ans, il avait cru que c’était cela la vie : de l’aventure et de la liberté. Au lieu de quoi, il avait découvert que les marges de manœuvre sont faibles, qu’une fois qu’on a pris telle direction il est presque impossible d’en changer et que tout cela est somme toute bien moins excitant que ça en avait l’air au départ. Il avait passé les cinquante ans et il venait de se séparer de sa petite amie qui en avait vingt-six (ou, plutôt, c’était elle qui venait de le quitter). Une jeune femme des plus dépensières qui, avec les pensions alimentaires qu’il versait à ses trois ex-femmes, l’avait quasiment ruiné et qui lui avait fait savoir avant de claquer la porte qu’il n’était qu’un imbécile. En fait, elle avait été bien plus grossière que cela. Il était proche de l’épuisement, ses muscles le brûlaient, tout comme ses poumons affamés d’oxygène. Il respirait, respirait.
Il était en cure thermale à Saint-Martin-de-Comminges, comme tous les participants à la randonnée, pour soigner une dépression et des troubles du sommeil, et il ne jouissait pas encore d’une forme physique optimale, loin s’en fallait. Il se souvint que, dans les livres et les bandes dessinées de son enfance, les héros — animaux ou humains — étaient tous courageux, droits, honnêtes. Aujourd’hui, il ne voyait que des séries télé ou des films dont les héros étaient veules, menteurs, manipulateurs, cyniques. À la Bourse des valeurs fictionnelles, la droiture, le courage physique, l’élégance morale n’avaient plus la cote.
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