— Coïncidence, répondit Servaz — mais il vit bien qu’elle ne le croyait pas.
— Hmm. Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce gosse ?
— Il a disparu. Il est peut-être en danger.
— Ah. Vous pouvez être un tout petit peu plus précis ?
— Non.
Il la vit se renfrogner.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— On ne pourrait pas entrer ? Il fait froid dehors.
Une heure plus tard, ils en savaient un peu plus sur Gustav. Le portrait qu’en avait brossé la directrice d’école était assez précis. Un gamin brillant mais qui connaissait parfois d’étranges sautes d’humeur. Un garçon mélancolique aussi, et assez solitaire, qui avait peu d’amis dans la cour de récréation et qui, par conséquent, avait été la tête de Turc des autres pendant un moment. Que Rousseau aille se faire foutre, pensa Servaz, les enfants n’ont besoin de personne pour être cruels, méchants, hypocrites : ils ont ça en eux, comme le reste de l’humanité. C’est l’inverse qui se passe : au contact des autres, on apprend parfois à devenir meilleur et, avec un peu de chance, on le reste toute sa vie. Ou pas. Servaz avait appris l’intégrité à dix ans, croyait-il, en lisant Bob Morane et en suivant les aventures des héros exemplaires de Jules Verne.
C’étaient les grands-parents de Gustav qui avaient été nommés responsables de l’enfant. Comme le maire, la directrice trouva l’info dans Base Élèves. Elle leur expliqua que les services de la mairie avaient validé l’inscription sans lui rattacher de parents responsables, de sorte qu’un message d’alerte était apparu le jour où elle avait consulté le dossier, car le champ devait toujours être renseigné.
Elle avait ouvert la fiche devant eux et ils avaient pu constater que seule la case des noms avait été complétée : il n’y avait pas d’adresse.
— M. et M meMahler, lut Servaz.
Il eut l’impression que son sang se figeait dans ses veines, qu’un grondement de cataracte montait dans ses oreilles. Il échangea un regard avec Kirsten et il fut sûr qu’il avait dans les yeux la même stupeur qu’il lisait dans ceux de la Norvégienne. À la rubrique « Informations du rattachement », les cases « Grand-père » et « Grand-mère » avaient été cochées.
C’était tout.
— Ses grands-parents, vous leur avez parlé ? demanda-t-il d’une voix si enrouée qu’elle fit le bruit d’une scie.
Il s’éclaircit la gorge.
— À lui seulement, répondit-elle en fronçant les sourcils devant son trouble. J’étais inquiète. Comme je vous l’ai dit, Gustave avait été plusieurs fois houspillé par ses camarades dans la cour et j’avais beau les séparer ça recommençait le lendemain. Il ne bronchait pas, ne pleurait pas. (Elle leur lança un regard douloureux.) C’était aussi un enfant chétif, maladif, d’une taille inférieure à la moyenne. Il paraissait avoir un an de moins que les autres. Il était très souvent absent. Une grippe, un rhume, une gastro : il y avait toujours une bonne raison. Et le grand-père avait toujours une explication. Et puis, cet enfant avait l’air triste. Il ne souriait jamais. C’était un vrai crève-cœur de l’observer dans la cour de récréation. Vous pouvez imaginer ça, vous : un enfant qui ne sourit jamais ? Quoi qu’il en soit, on voyait que quelque chose clochait. Et j’avais besoin de savoir quoi. Alors, j’en ai parlé au grand-père…
— Quel effet il vous a fait ?
— Comment ça ?
— C’était quel genre d’homme ?
Elle hésita. Servaz vit nettement une pensée précise affleurer dans son regard.
— Un papi, bien sûr… Le gamin se jetait toujours dans ses bras, il y avait beaucoup de complicité et d’affection entre eux, ça se voyait. Mais… (De nouveau, ils la virent hésiter.) Je ne sais pas… il y avait quelque chose d’autre chez lui, dans la façon dont il vous regardait… Il ne faisait aucun doute qu’il aimait beaucoup cet enfant mais, chaque fois que j’ai voulu creuser un peu… comment dire ?… son attitude a changé… Je me suis même demandé ce qu’il avait bien pu faire avant sa retraite.
— Comment ça ?
— Eh bien, ce n’était pas le genre de personne qu’on a envie de chatouiller, vous voyez ? Il était pas loin des quatre-vingts ans mais — je ne sais pas pourquoi — je me suis dit que si jamais des cambrioleurs entraient chez lui, ce serait eux qui devraient s’inquiéter…
Servaz lut la perplexité sur son visage. Il se rendit compte qu’il était en nage sous sa veste et son manteau. Était-ce les suites du coma ?
— Et il vous a donné des explications concernant Gustav ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Il m’a dit que son fils était souvent et longtemps absent. À cause de son travail. Et que cela perturbait le gamin, qui le réclamait en permanence. Mais il m’a aussi dit que le père serait bientôt là, et qu’il avait beaucoup de vacances, ce qui lui permettait de passer du temps avec son fils.
— Il vous a dit quel métier exerçait le père de Gustav ?
Son débit était précipité, les mots se bousculaient.
— Oui, j’allais y venir. Il travaillait sur une plate-forme pétrolière. En mer du Nord, je crois.
Servaz et Kirsten échangèrent un nouveau regard, qui n’échappa pas à la directrice.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— Cela corrobore certains éléments que nous avons.
— Et, naturellement, vous ne pouvez pas m’en dire plus, s’agaça-t-elle.
— C’est exact.
Le visage de la directrice s’empourpra.
— Ses grands-parents, vous n’auriez pas leur adresse autre part ?
— Non.
— Et la grand-mère, vous ne l’avez jamais vue ?
— Non. Jamais. Juste lui.
Il hocha la tête.
— Il va falloir que vous veniez à Toulouse, au SRPJ, pour établir un portrait-robot et répondre à d’autres questions. Vous demanderez le capitaine Roxane Varin, de la Brigade des mineurs.
— Quand ça ?
— Le plus tôt possible. Prenez une journée. La mère, vous lui avez parlé de la mère ?
— Bien sûr.
— Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?
Le regard de la directrice s’assombrit.
— Rien. C’est un de ces moments dont je vous ai parlé, ceux où on sentait qu’il ne fallait pas aller plus loin.
— Et vous n’avez pas insisté ? demanda-t-il, étonné.
Le ton de Servaz la fit se redresser sur son siège.
— Euh, non…
Il la vit rougir.
— Gustave, dit-elle, il lui est arrivé quelque chose ? On a retrouvé son… ?
— Non, non. La presse en aurait parlé. Il a disparu, c’est tout… Merci de votre collaboration.
Ils se levèrent, lui serrèrent la main.
— Commandant, dit-elle, j’ai encore une question.
Ils étaient déjà au seuil de la pièce, il se retourna.
— Qu’est-ce qui vous lie à cet enfant ?
Il la regarda, interdit. Saisi d’une soudaine et effroyable intuition.
Ils retournèrent à la voiture en remontant l’allée aux platanes de dessin animé. Bizarrement, le bonhomme de neige avait été décapité — ou bien c’était le vent qui avait culbuté sa grosse tête, laquelle gisait à présent sur le sol — et, encore plus bizarrement, cela lui fit penser aux images de propagande de l’État islamique, qui avaient réussi à infecter l’imaginaire occidental avec la complicité passive ou active des médias. En d’autres temps, pas si lointains, ces images n’auraient jamais vu le jour, et seraient encore moins parvenues jusqu’au public. Était-ce une bénédiction ou une malédiction que chacun y eût accès ?
— Il a donc vécu ici, constata Kirsten après que Servaz lui eut traduit ce qui s’était dit dans le bureau de la directrice.
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