— Et s’il y avait une autre raison ? Plus puissante que l’obsession d’un simple flic. Un fils , par exemple…
Kirsten ne dit rien. Elle attendit la suite.
— Un fils maquillé mais bien en évidence, comme la lettre volée sur le bureau dans la nouvelle. Un simple changement de nom. Il va à l’école, il est élevé par quelqu’un qui s’occupe de lui quand Hirtmann n’est pas là, c’est-à-dire la plupart du temps.
— Et personne ne se serait aperçu de rien ?
— Aperçu de quoi ? Un garçon parmi d’autres. Qui va à l’école…
— Justement. Là-bas, personne ne se serait inquiété de savoir qui est cet enfant ?
— Je suppose qu’il y a quelqu’un qui l’accompagne chaque jour. L’Éducation nationale n’est même pas fichue de répertorier son personnel qui s’est rendu coupable d’actes pédophiles. Et puis, peut-être que ceux qui l’accompagnent se présentent comme ses parents adoptifs, je ne sais pas, moi.
— Saint-Martin, tu dis ?
— Saint-Martin.
— Pourquoi là en particulier ?
Pourquoi là en effet ? À supposer que le Suisse revînt bien dans le secteur pour voir son fils, pourquoi Gustav aurait-il dû se trouver à Saint-Martin ? Pourquoi pas n’importe où ailleurs dans la région ?
— Parce que Hirtmann a passé plusieurs années à Saint-Martin…
— Enfermé dans un asile.
— Oui. Mais il avait des complicités à l’extérieur, des gens comme Lisa Ferney.
— L’infirmière-chef de l’Institut Wargnier, c’est ça ? Elle travaillait dans ce lieu. Ce n’est pas simplement quelqu’un qui vivait là.
Il réfléchit. Pourquoi avait-il toujours pensé qu’Hirtmann avait dû bénéficier d’autres complicités ? qu’à l’époque ils n’avaient pas découvert tous ses comparses ? Il savait que son raisonnement ne tenait pas la route, qu’il n’y avait aucune logique là-dedans. Ou, du moins, que sa logique était biaisée, tordue, et qu’il voyait des signes, des coïncidences là où il n’y en avait pas — comme les paranoïaques. Néanmoins, son esprit revenait toujours à Saint-Martin, aimanté comme l’aiguille d’une boussole.
— Saint-Martin, c’est là où tu as failli être tué, pas vrai ? dit-elle.
Elle s’était bien renseignée. Il acquiesça.
— J’ai toujours pensé qu’il y avait quelqu’un d’autre là-bas pour l’aider, dit-il. La façon dont il s’est évadé, cette nuit-là. À pied à travers les montagnes — sa voiture accidentée —, au milieu d’une tempête de neige… Il n’aurait pas pu aller bien loin sans aide.
— Et donc ce serait ce complice qui élèverait Gustav ?
Son ton n’était pas moins sceptique que celui de Roxane.
— Qui d’autre ?
— Tu te rends compte que c’est extrêmement mince ?
— Je sais.
Ils quittèrent l’autoroute à la hauteur de Montréjeau, laissant derrière eux la monotonie de la plaine, et s’enfoncèrent dans les montagnes, d’abord simples mamelons arrondis et couverts d’épaisses forêts ensevelies sous la neige. Le paysage était blanc, pur. La route tantôt traversait des bois clairsemés, tantôt longeait en serpentant des prairies enneigées, frôlait des villages assoupis dans la torpeur hivernale ou le cours turbulent d’une rivière. Petit à petit, les monts se rapprochèrent, se firent plus hauts, mais la véritable, l’infranchissable barrière se devinait dans le fond : le profil dentelé et farouche des plus hauts sommets des Pyrénées.
À un rond-point, ils quittèrent la quatre-voies, franchirent la rivière et prirent à gauche au stop suivant. Les montagnes se rapprochèrent encore. La route surplombait à présent un cours d’eau tumultueux enchâssé entre de hautes parois de pierre. Ils aperçurent un petit barrage bouillonnant et la bouche noire d’une centrale hydroélectrique creusée dans la paroi, sur l’autre rive, franchirent un tunnel en épingle à cheveux. Quand ils émergèrent de l’autre côté du tunnel, ils la virent, étalée en contrebas du parapet de pierre : Saint-Martin-de-Comminges, 20 863 habitants. La route redescendit et ils entrèrent dans la ville.
Les congères dans les rues n’impressionnèrent guère Kirsten : elle avait grandi à Nesna, au nord-ouest d’Oslo, au centre de la Norvège. Il y avait du monde sur les trottoirs : des skieurs redescendus par les télécabines de la station de sports d’hiver qui se trouvait au sommet de la montagne, des curistes qui avaient délaissé les thermes pour les cafés et les restaurants du centre-ville, des familles avec des enfants et des poussettes… Servaz se demanda si Hirtmann avait pu se promener dans ces rues sans se faire remarquer. Son visage avait fait la une de la presse régionale et même nationale — et ce n’était pas un visage qu’on oublie facilement. Avait-il changé d’apparence ? Se pouvait-il qu’il eût recouru à la chirurgie esthétique ? Servaz ne savait pas grand-chose à ce sujet mais avait entendu dire qu’elle faisait des miracles aujourd’hui. Même si ses conséquences, qui apparaissaient de temps en temps sous les traits d’une jolie actrice devenue du jour au lendemain méconnaissable, le faisaient douter de la réalité de ces miracles.
Tandis qu’ils se garaient devant la mairie et descendaient de voiture (il entendit le chuintement de la chute d’eau qui traçait un trait d’argent vertical sur le flanc boisé de la montagne), il sentit un petit frisson courir le long de son échine : c’était bien dans le style d’Hirtmann de revenir sur les lieux et de se mêler incognito à la foule. Aussitôt, à cette pensée, il balaya du regard la place, le square, les terrasses des cafés, le kiosque à musique et les visages — comme si une sorte d’électricité le connectait à la foule anonyme. Au-dessus des toits, la montagne, drapée dans son habit de sapins, contemplait leur arrivée avec la même indifférence qu’elle avait accueilli les crimes de l’hiver 2008–2009.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda-t-il soudain.
— Quoi ?
— Si on est ici tous les deux, c’est parce qu’il l’a voulu. Pourquoi ? Pourquoi nous a-t-il réunis ?
Elle lui lança un regard interrogateur avant d’entrer dans la mairie.
Le maire avait changé depuis l’affaire. C’était un homme jeune, grand et corpulent, avec une barbe fournie qui lui mangeait le visage et d’énormes poches sous ses yeux pâles un peu aqueux qui témoignaient d’un manque de sommeil, d’une mauvaise hygiène de vie ou d’un patrimoine génétique encombrant. Sa barbe avait une couleur difficile à définir : entre le marron et le roux avec des traits blancs au milieu.
— Servaz, ce nom me dit quelque chose, lança-t-il d’une voix claironnante.
Il prit la main du flic dans son immense paluche, qui était moite et fraîche. Puis il décocha son plus beau sourire à Kirsten. Servaz regarda les grandes mains : pas d’alliance. Le gros homme l’examina de nouveau.
— Ma secrétaire m’a dit que vous cherchez un enfant, dit-il en se retournant et en les précédant dans un bureau d’une taille impressionnante, éclairé et aéré par deux grandes portes-fenêtres avec balcon d’où la vue portait sur les plus hauts sommets de la chaîne.
Être maire à Saint-Martin avait ses bons côtés.
Il retourna s’asseoir derrière sa table de travail. Servaz posa la photo de Gustav sur le bureau avant de s’asseoir.
— Il a peut-être été scolarisé ici, dit-il.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Désolé. Enquête en cours.
Le maire haussa les épaules et pianota sur le clavier de son ordinateur.
— S’il l’est encore, il doit apparaître dans Base Élèves. Approchez.
Ils se levèrent et contournèrent le bureau pour se placer derrière lui. Le maire sortit de son tiroir une sorte de clef en plastique avec un petit écran digital au milieu et leur fit un petit cours sur la base en question.
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