— Je veux mon papa, répétait l’enfant, sinon je saute. Ou ma maman…
— Ta maman, elle s’appelle comment ?
— Marianne.
Les montagnes autour d’eux, presque phosphorescentes sous la lune, semblaient attendre quelque chose. Un dénouement. Le cœur de Servaz battait à tout rompre. Marianne …
Un pas de plus.
Un autre.
L’enfant lui tournait le dos et regardait l’abîme. Servaz voyait sa nuque gracile et ses fins cheveux blonds et rebelles qui dansaient dans le vent violent autour de ses oreilles. Et le vide au-delà…
Encore un pas.
Il tendit le bras. C’est alors que l’enfant se retourna. Ce n’était pas lui. Pas le visage innocent de Gustav. Un visage de femme. De grands yeux verts, effrayés. Marianne…
— Martin, c’est toi ? dit-elle.
Comment avait-il pu les confondre ? Il était sûr d’avoir vu Gustav. Quel était ce maléfice ? Déjà, elle lâchait la rambarde pour se retourner et tendre la main vers lui, dérapait sur la glace du bord, ses yeux verts s’agrandissaient de terreur, sa bouche ouverte sur un cri muet tandis qu’elle basculait en arrière.
C’est à ce moment-là qu’il s’était réveillé.
Il regarda la chambre zébrée par les tranches de soleil, le cœur à cent soixante-dix pulsations par minute, la poitrine couverte de sueur. Qu’avait dit Xavier au sujet des rêves ? « Quand vous vous réveillez, et que le souvenir de votre rêve est encore très prégnant, vous êtes tout étonné par la force de ce rêve, qui avait l’air… si réel . »
Oui, c’était ça. Si réel. Ce gosse, il l’avait vu . Il ne l’avait pas seulement rêvé.
Il avait pensé à lui toute la nuit. C’est pour ça qu’il avait eu tant de mal à s’endormir. Il frissonna. De froid : la sueur était glacée sur sa poitrine. De peur, de tristesse aussi. Repoussa le drap et se leva. Qui était cet enfant ? Était-il vraiment le fils du Suisse ? L’idée en elle-même était assez terrifiante, mais une autre avait germé dans son esprit, bien plus désespérante encore, dont son rêve s’était fait l’écho : et si c’était Marianne la mère ? À cette pensée, il avait senti toutes ses forces l’abandonner.
Il passa dans la cuisine. Margot avait laissé un mot sur le plan de travail. Running . Qu’est-ce que c’était que cette mode des mots anglais qui envahissaient infatigablement notre quotidien ? Pour un qui sortait des dictionnaires, il en entrait dix nouveaux. Puis il revint à ce malaise persistant que la découverte des photos avait installé en lui et qui l’empêchait de respirer. Un enfant … Que cherchait-il désormais ? Un tueur monstrueux ou un enfant ? Ou les deux ? Et où chercher ? Tout près ou un peu plus loin ? Sa tasse de café à la main, il s’avança vers les rangées de livres de la bibliothèque et laissa son esprit divaguer en même temps que son regard. Celui-ci s’arrêta sur un titre. Une vieille édition des Histoires extraordinaires de Poe, traduction de Charles Baudelaire. Il revint s’asseoir à la table de la cuisine, but son café.
Le bruit de la porte d’entrée. Margot apparut, rouge d’avoir couru. Elle lui sourit, s’approcha de l’évier, se fit couler un grand verre d’eau et le but presque d’un trait.
Puis elle s’assit à la table de la cuisine, face à son père. Malgré lui, il en fut légèrement contrarié. Il aimait bien prendre ses petits déjeuners seul et, depuis que Margot était là, c’était la première fois qu’il avait eu l’occasion de le faire.
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? demanda-t-il soudain.
Elle semblait avoir immédiatement compris où il voulait en venir. Fut aussitôt sur ses gardes.
— Ma présence te gêne ? demanda-t-elle de but en blanc. Tu me trouves trop encombrante ?
Margot avait toujours été très directe — et parfois injuste. Elle estimait devoir toujours dire la vérité, mais il arrivait qu’il y eût plus d’une vérité, et sa fille était incapable d’appréhender cette notion. On devait toujours s’en tenir à sa position. Cependant, il eut honte et nia farouchement :
— Pas du tout ! Pourquoi tu dis ça ?
Elle le scruta sans sourire. Il était transparent à ses yeux.
— Je sais pas… Une impression que j’ai depuis quelque temps… Je vais prendre une douche.
Elle se leva et sortit.
Servaz examinait la 440 lorsque Kirsten entra dans son bureau. La « 440 » était une main courante alimentée quotidiennement par les télégrammes émis dans chaque affaire à l’échelon national. Elle incluait les disparitions de mineurs, les meurtres, les incendies criminels, les demandes de recherches, et la plupart des flics en PJ la consultaient chaque matin. Servaz ignorait qui l’avait baptisée ainsi, mais elle tirait son nom du la — et de sa fréquence de 440 Hz —, la note de référence qui servait à accorder les instruments d’un orchestre. (Servaz savait cependant que la pratique avait évolué et que la plupart des orchestres s’accordaient aujourd’hui à 442 Hz.) De la même manière, la 440 servait à accorder les services et à faire circuler l’information.
Il n’avait rien trouvé de particulier. Il ne s’attendait certes pas à dénicher une trace du Suisse là-dedans, mais il avait simplement repris là où il les avait laissées les bonnes vieilles habitudes. Il frissonna. Il n’arrivait pas à se défaire du sentiment de malaise que le rêve avait instillé en lui. La sensation que, d’une manière ou d’une autre, le passé était sur le point de refaire surface. Ce sentiment d’une catastrophe imminente. Pendant des mois, après avoir découvert que le cœur dans la boîte isotherme n’était pas celui de Marianne, il avait essayé de retrouver sa trace et celle d’Hirtmann. Il avait envoyé des centaines de mails à des dizaines de flics à travers toute l’Europe, amélioré laborieusement son anglais, passé autant de coups de fil, consacré des nuits blanches à éplucher les rapports que ceux-ci lui adressaient, à fouiller dans une flopée de fichiers nationaux et internationaux et à guetter sur des sites d’infos en ligne tous les faits divers qui auraient pu porter la marque du tueur helvète. En vain. Il n’avait pas obtenu le moindre résultat.
Il avait même joint Irène Ziegler, la gendarme qui l’avait aidé à traquer le Suisse par le passé. Elle en était au même point que lui. Zéro. Elle avait pourtant déployé des trésors d’ingéniosité pour le retrouver. Elle lui avait expliqué qu’elle avait par exemple croisé les fichiers de jeunes femmes disparues dans toute l’Europe avec les salles de concert qui avaient donné la musique de Mahler. Chou blanc, là aussi. Julian Hirtmann avait disparu de la surface de la terre. Et Marianne avec lui. Alors, après des mois de frustrations, il avait fini par décider qu’elle était certainement morte ; peut-être même l’étaient-ils tous les deux — dans un accident, un incendie : qui sait ? Il s’était résolu à les effacer de sa mémoire, efforcé de chasser toute pensée les concernant. Il y était plus ou moins parvenu. Car le temps avait fait son œuvre, comme toujours. Deux ans, trois, quatre, cinq… Marianne et Hirtmann s’étaient enfoncés dans le brouillard, relégués au loin, là où la mémoire n’est plus qu’un vague paysage en arrière-plan. Des ombres, la trace d’un sourire, d’une voix, d’un geste — guère plus.
Et voilà que tout ce qui avait été péniblement effacé ressurgissait. Le cœur noir — qui attendait dans le passé de revenir battre dans le présent. Et infecter chacune de ses pensées.
— Bonjour, dit Kirsten en français.
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