— Poulet tandoori. Je te préviens, je ne suis pas un cordon bleu.
De nouveau, il se retint de s’épancher : de lui dire combien elle avait toujours été importante pour lui, qu’il regrettait toutes les fois où, d’une manière ou d’une autre, il avait foiré leur relation. Vas-y mollo , pensa-t-il.
— Margot, je voudrais m’excuser pour…
— Chut. C’est inutile, papa. Je sais.
— Non, tu ne sais pas.
— Je ne sais pas quoi ?
— Ce que j’ai vu là-bas.
— Comment ça ? Où ?
— Là-bas… dans le coma…
— De quoi est-ce que tu parles, papa ?
— J’ai vu des choses… là-bas… pendant mon coma.
— Pas besoin de savoir, dit-elle.
— Tu ne veux pas l’entendre ?
— Non.
— Pourquoi ? ça ne t’intéresse pas ce qui m’est arrivé ?
— Non, non, ce n’est pas ça, mais je n’ai pas envie de savoir, papa… ça me met mal à l’aise, ces trucs-là.
Tout à coup, il eut envie d’être seul. Sa fille lui avait dit qu’elle avait pris un congé sans solde et qu’elle resterait le temps nécessaire. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Combien de temps ? Deux semaines ? Un mois ? Davantage ? La première fois qu’il était entré dans son bureau à son retour de l’hôpital, il avait été agacé de voir qu’elle l’avait mis en ordre sans lui avoir demandé son avis. Elle avait fait de même avec la cuisine, le salon, la salle de bains — et cela l’avait pareillement contrarié. Mais pas longtemps… C’était ainsi depuis sa sortie de l’hôpital : tantôt il avait envie d’embrasser les gens, de les prendre dans ses bras, de leur parler interminablement — l’instant d’après, il n’avait qu’un désir : se réfugier dans le silence et la solitude, s’isoler, rester seul avec lui-même. De nouveau, il ressentit ce pincement au cœur en repensant au paysage de lumière, à tous ces gens — et à leur amour inconditionnel.
Il regarda les pilules dans le creux de sa main. Les grosses gélules comme les petits cachets. Depuis qu’il les prenait, il avait des nausées, des diarrhées, des sueurs froides. Ou étaient-ce les suites du coma ? Il savait qu’il aurait dû en parler aux médecins — mais il en avait sa claque des toubibs et des hôpitaux. Pendant plus de deux mois, il avait rencontré cardiologues, diététiciens, psychologues, kinésithérapeutes et infirmières deux fois par semaine. Après tout, ce n’était pas comme si on lui avait greffé un cœur tout neuf. Ou même comme s’il avait subi un double pontage. Il n’y avait pas de risque de rechute, ni de rejet du greffon, aucun facteur de risques cardio-vasculaires. Il avait suivi avec succès un programme de réentraînement physique, des séances de kinésithérapie respiratoire, et son deuxième test d’effort avait démontré une nette amélioration de ses performances.
Il ouvrit la main et les cachets roulèrent au fond du lavabo, il fit couler l’eau froide par-dessus, les regarda disparaître par la bonde. Il n’en avait pas besoin. Il avait survécu au coma, il avait frôlé l’autre côté ; il n’avait pas envie de se bourrer de médocs. Pas maintenant. Il voulait être en pleine possession de ses moyens pour sa reprise. Il ne sentait plus rien au niveau de sa poitrine et — n’était la vilaine cicatrice quand il se déshabillait — il avait presque l’impression que c’était à un autre que tout cela était arrivé.
Il n’avait pas sommeil. Dans quelques heures, il serait de retour à l’hôtel de police et il savait la curiosité que ce retour allait susciter. Allaient-ils lui laisser le commandement du groupe ? À qui l’avaient-ils confié en attendant ? Il ne s’en était même pas préoccupé jusqu’ici. Il se demanda si c’était vraiment cela qu’il voulait : retourner à sa vie d’avant.
Il faisait nuit noire et la maison était plongée dans l’obscurité lorsqu’il se gara devant. Elle avait l’air abandonnée et vide, pas une lumière derrière les volets clos. Là-haut, au sommet du talus de la voie ferrée, les trains continuaient de passer avec la même lenteur sur les aiguillages, en grinçant et en bringuebalant — et, à chaque passage, Servaz sentait ses poils se dresser.
Assis au volant, il observa le terre-plein, les entrepôts couverts de tags et la grande bâtisse isolée, comme la dernière fois où il était venu ici.
Rien n’avait changé. Et pourtant tout avait changé. En lui . Comme dans la fameuse phrase d’Héraclite, il n’était plus l’homme qui était venu ici deux mois plus tôt. Il se demanda si ses collègues s’apercevraient de ces changements, demain, pour son premier jour de reprise, après plus de deux mois d’absence.
Il repoussa la portière et descendit.
Le ciel était dégagé, le clair de lune éclairait le terre-plein. Les flaques avaient séché et disparu. Tout était silencieux, si l’on faisait abstraction de la rumeur lointaine de la ville et du passage des trains. Il regarda autour de lui. Il était seul. Le grand arbre projetait toujours la même ombre inquiétante sur la façade. Il sentit la nervosité le gagner, s’avança jusqu’au jardinet à l’avant, poussa le petit portail qui s’ouvrit en grinçant. Où était le pitbull ? La niche était toujours là, mais la chaîne s’étalait sur le sol, inerte, telle une mue de serpent, sans rien au bout. L’animal avait probablement été euthanasié.
Il remonta l’allée entre les plants desséchés, grimpa les marches du perron et sonna. Le timbre aigrelet résonna à travers les pièces vides, de l’autre côté de la porte, mais rien ne bougea. Pas de réponse… Il posa la main sur la poignée, tourna. Verrouillée. Où était passé Jensen ? Stehlin avait parlé d’une cure, d’une ville thermale. Sans blague ? Ce type avait violé, tué, et il se faisait dorloter par des mains douces, des jets et des bains bouillonnants dans un établissement thermal ? Servaz regarda autour de lui. Personne en vue. Il sortit de la poche de sa veste une dizaine de clefs enroulées dans un chiffon sale. Des clefs dites « de frappe », utilisées par les cambrioleurs pour crocheter les serrures à goupilles. Une « mexicaine », c’est ainsi qu’on appelait une perquise illégale. Il s’était déjà adonné à ce genre de sport dans la maison de Léonard Fontaine, le spationaute, à l’occasion d’une autre enquête. Je n’ai pas encore repris le turbin que je me livre déjà à un acte illégal .
La serrure rouillée lui donna du fil à retordre. À l’intérieur régnait toujours la même odeur de pisse de matou, de tabac froid et de vieillesse et il pinça les narines. L’ampoule du couloir n’avait toujours pas été remplacée et il dut chercher un autre interrupteur pour faire surgir un vague éclairage dans cette caverne obscure. Il promena une main sur le mur derrière la porte de gauche, trouva le commutateur. Rien n’avait changé dans la chambre de la vieille ; même la montagne d’oreillers sur le lit défait et la poche de perfusion étaient en place — comme si elle allait revenir demain. Bien qu’il fût presque réduit à l’état de squelette, le lit gardait l’empreinte de son corps rachitique.
Il frissonna.
Peut-être allait-elle effectivement revenir maintenant que son ordure de fils était à nouveau libre ?
Il marcha jusqu’au salon. Que cherchait-il ? Quel genre de preuve comptait-il trouver ici ? Il commença par fouiller les tiroirs du bureau. Rien à part de la paperasse et un peu de shit dans du papier alu. Il regarda les écrans d’ordinateurs disposés sur le grand bureau. La réponse était peut-être là-dedans, mais il n’était pas un spécialiste. Il n’était même pas un geek comme Vincent. Et pas question de faire appel au Service de l’informatique et des traces technologiques pour récupérer les données du disque dur. À tout hasard, il alluma l’un des appareils. Qui lui réclama aussitôt un mot de passe . Et merde …
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