Le directeur avait l’air étonnamment préoccupé. Mais peut-être était-ce un air qu’il se donnait en présence d’un représentant de la police norvégienne (quel était son grade, d’ailleurs ? Stehlin ne l’avait pas dit) pour ne pas laisser penser que la police française prenait les choses à la légère.
— Nous avons d’abord reçu une demande de renseignements de la part du service de Kirsten, via le Scopol, à laquelle nous avons répondu. (Le Service de coopération technique internationale de la police, basé à Nanterre : il faisait le lien entre Europol, les polices européennes et les services français.) Puis une demande d’entraide judiciaire en provenance de la justice norvégienne. Le patron de Kirsten à la Kripos m’a appelé dans le même temps, et nous nous sommes mis d’accord sur une façon de procéder au cours de plusieurs échanges téléphoniques et par mails.
Servaz hocha la tête : c’était la procédure habituelle pour des enquêtes internationales.
— Je ne sais pas par où commencer…, poursuivit Stehlin en regardant tour à tour la femme blonde et lui. C’est assez… incroyable ce qui se passe. L’officier Nigaard appartient à la police d’Oslo, mais elle a été amenée à intervenir à Bergen. (Servaz trouva l’accent anglais de Stehlin encore plus ridicule que le sien.) Ça se trouve sur la côte occidentale de la Norvège, jugea bon de préciser son chef. C’est la deuxième ville du pays… (Il jeta un coup d’œil à la fliquette norvégienne en quête d’approbation, mais elle ne confirma ni n’infirma.) Un meurtre a été commis là-bas… La victime — une jeune femme — travaillait sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord…
Stehlin toussa, comme s’il avait un chat dans la gorge. Son regard chercha celui de Martin, qui fut aussitôt en alerte. Une pensée fusa : c’était pour ça que Stehlin lui avait demandé de venir, pas parce que l’affaire était délicate mais parce qu’elle le concernait, lui .
— L’officier Nigaard s’est rendu là-bas parce que dans la poche de la victime, il y avait un… hum… papier à son nom, poursuivit le directeur non sans un regard vers la Norvégienne. Un des ouvriers qui étaient à terre n’est jamais rentré. Dans sa cabine, l’officier Nigaard a trouvé des photos prises au téléobjectif, dit-il en braquant cette fois son regard sur Servaz.
Il sembla à celui-ci qu’un démiurge planqué dans les cintres les manipulait tous les trois comme des marionnettes, tirant sur des fils invisibles — une ombre dont, avant même que Son nom soit prononcé, Servaz sut qui elle était et qu’elle allait grandir et les envelopper dans ses ténèbres.
— C’est toi, Martin, sur ces photos, dit Stehlin en poussant les clichés vers lui. Elles ont visiblement été prises pendant un laps de temps assez long si on en juge par les indices de changement de saisons dans les arbres et la lumière. (Stehlin marqua une pause.) Et il y a aussi la photo d’un enfant de quatre ou cinq ans. Il est écrit « Gustav » au dos de la photo. Nous supposons qu’il s’agit de son prénom.
GUSTAV.
Le prénom explosa à ses oreilles comme une grenade dégoupillée. Était-ce possible ?
— Ce sont des photos trouvées dans ses affaires, dit à son tour Kirsten en anglais, d’une voix à la fois mélodieuse, voilée et rauque. C’est grâce à elles qu’on est remontés jusqu’ici. On a d’abord identifié les mots « hôtel de police » en français. Ensuite, votre ministère de l’Intérieur nous a dit de quel… politistasjonen … euh, commissariat, il s’agissait… Et c’est ton… chef ici présent qui t’a — hum — identifié.
D’où l’appel un dimanche, conclut Servaz, le cœur battant.
Il retint son souffle, l’œil rivé aux clichés. Le cerveau est un remarquable ordinateur ; il ne s’était jamais vu sous cet angle, pas même dans un miroir, mais il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour reconnaître sa personne sur les clichés.
Photographié de loin, à l’aide d’un téléobjectif. Le matin, le midi, le soir… sortant de son immeuble ou de l’hôtel de police… montant dans sa voiture… entrant dans une librairie… arpentant les trottoirs… déjeunant en terrasse place du Capitole… et même dans le métro et dans un parking du centre-ville : shooté de loin, entre les voitures…
Depuis quand ? Pendant combien de temps ?
Les questions se bousculaient.
Il lui suffisait de regarder les photos pour comprendre que quelqu’un l’avait suivi comme son ombre, avait mis ses pas dans les siens, l’avait observé, épié. À chaque heure du jour et de la nuit.
L’espace d’un instant, il eut l’impression que des doigts glacés lui caressaient la nuque. Le bureau de Stehlin était vaste, mais il lui parut tout à coup petit et étouffant. Pourquoi n’allumait-on pas les néons ? Il faisait si sombre.
Il leva les yeux vers les fenêtres où la grisaille commençait à poindre. Instinctivement, il posa une main sur son pectoral gauche et le geste n’échappa pas à Stehlin.
— Martin, ça va ?
— Oui. Continue.
Il avait du mal à respirer. Cette ombre qui le suivait avait un nom. Un nom qu’il avait essayé d’oublier pendant cinq ans.
— Des analyses ADN ont été effectuées dans la cabine et les communs, reprit Stehlin, mal à l’aise. (Servaz devina ce qui allait suivre.) Il semble que la cabine était régulièrement nettoyée par son propriétaire. Pas assez cependant. Un fragment d’ADN a parlé. La science a fait d’énormes progrès dans ce domaine, comme tu le sais.
Une nouvelle fois, le directeur s’éclaircit la gorge, une nouvelle fois il plongea son regard dans les yeux de Servaz.
— Enfin, bref, Martin, il semble que la police norvégienne ait retrouvé la trace de… Julian Hirtmann.
Était-ce une nouvelle hallucination ? Était-il de retour dans la réa ? otage de la machine-araignée, à voir et à entendre des choses qui n’existaient pas ?
La dernière fois qu’il avait eu des nouvelles du Suisse, c’était il y a cinq ans, lorsque Hirtmann lui avait envoyé ce cœur qu’il avait pris pour celui de Marianne. Cinq années … Et depuis, plus rien. Pas le moindre signe. Pas le plus petit embryon de piste. L’ancien procureur du tribunal de Genève, le bourreau supposé de plus de quarante femmes dans au moins cinq pays, avait disparu de leurs écrans radar et — pour autant qu’il sût — de ceux de toutes les polices.
Envolé. Évaporé.
Et, tout à coup, une femme-policier norvégienne débarque en affirmant qu’ils ont retrouvé sa trace par hasard ? Sérieux ?
Il écouta avec un malaise grandissant Stehlin lui résumer la tuerie de Mariakirken. De fait, ça ressemblait au Hirtmann qu’il connaissait. Le profil de la victime en tout cas. Pour le reste, à l’exception des traces laissées dans une ferme en Pologne, on n’avait jamais retrouvé les corps des victimes du Suisse. Alors pourquoi laisser autant d’indices maintenant ? S’il avait bien compris, cette femme travaillait sur la même plate-forme qu’Hirtmann. Peut-être avait-elle découvert quelque chose à son sujet ? Et il avait voulu la faire taire, puis s’était dit qu’il était temps de prendre le large. Peut-être qu’il la convoitait depuis longtemps, à la côtoyer ainsi chaque jour, et que, le moment venu pour lui de disparaître, il en avait profité pour passer à l’acte. Non. Quelque chose ne collait pas… Et cette histoire de papier dans la poche de la victime ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Ça ne lui ressemble pas, dit-il finalement.
Il surprit le regard aigu de la policière norvégienne.
— Que veux-tu dire ?
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