— Ce n’est vraiment pas le genre d’Hirtmann de laisser autant d’indices derrière lui.
Elle hocha la tête en signe d’approbation.
— Je suis d’accord. Euh… je ne le connais pas aussi bien que toi, naturellement, déclara-t-elle avec un geste de la main destiné sans doute à hiérarchiser leurs positions, mais j’ai quand même fait mes devoirs et étudié son dossier. Cependant…
Il attendit la suite.
— … au vu de la scène de crime et des traces de pas dans la neige, ainsi que de l’utilisation probable d’une barre de fer, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un piège…
— Comment ça ?
— Imaginons qu’Hirtmann ait découvert qu’elle l’avait démasqué — ou qu’elle ait voulu le faire chanter et que, d’une manière ou d’une autre, ils se soient donné rendez-vous dans cette église…
Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Il la tue et puis il prend le large, conclut-elle, les yeux toujours vrillés aux siens.
— Quelque chose ne colle pas, dit-il. S’il avait décidé de prendre le large, il n’avait pas besoin de la tuer.
— Il a peut-être voulu la punir. Ou se « faire plaisir ». Ou les deux à la fois.
— Dans ce cas, pourquoi laisser traîner toutes ces photos derrière lui ? Et puis, c’est quoi cette histoire de papier dans la poche de la victime ? Il y avait votre nom dessus, c’est ça ?
Elle hocha la tête, continua de l’observer sans mot dire. Elle posa une main sur son poignet. Un geste qui le surprit par son intimité. Ses ongles étaient longs. Rose corail et nacrés. Il frissonna.
— Je ne sais pas ce que ça signifie, dit-elle. Pourquoi moi, je n’en ai pas la moindre idée. J’ai cru comprendre en revanche que lui et toi vous aviez une longue histoire en commun, souffla-t-elle en le dévisageant. Peut-être voulait-il qu’on les trouve, ces photos, justement. Peut-être voulait-il t’envoyer…
Elle chercha ses mots.
— … un salut amical .
— Qui est ce garçon ? demanda-t-il en montrant la photo de Gustav. Est-ce qu’on en a une idée ?
— Pas la moindre, répondit-elle. Pourquoi pas son fils ?
Il la dévisagea.
— Son fils ?
— Pourquoi pas ?
— Hirtmann n’a pas d’enfants…
— Il en a peut-être eu un depuis qu’il a disparu. Si cette photo est récente, ce garçon a quatre ou cinq ans. Ça fait six ans qu’on n’a plus revu Julian Hirtmann, c’est bien ça ?
Il opina. Et, tout à coup, il eut la gorge sèche. Six ans … Cela correspondait au moment où Marianne avait été enlevée…
— Il a peut-être fait un enfant à une femme depuis, poursuivit-elle. Il a commencé à travailler sur cette plate-forme il y a deux ans. On ne sait pas ce qu’il a fait avant. Et les ouvriers des plates-formes ont beaucoup de vacances.
Il tourna ses yeux rougis et hagards vers elle et Kirsten lui rendit son regard. Comme si elle comprenait ce qui lui arrivait. Elle laissa ses doigts en contact avec la peau de son poignet en disant :
— Dis-moi ce que tu as sur le cœur. On ne pourra pas travailler ensemble si on se cache des choses. Dis-moi tout ce qui te passe par la tête.
Il la fixa une demi-seconde. Hésita. Eut un hochement de tête.
— J’ai rencontré Hirtmann pour la première fois dans un asile psychiatrique au cœur des Pyrénées, articula-t-il en anglais.
— Pi-ré-né ?
Elle le vit faire un geste vers les fenêtres.
— Mountains… close …
Elle hocha la tête à son tour.
— Un endroit très étrange, perdu dans la montagne… Un lieu pour des fous criminels… Hirtmann était enfermé dans un couloir spécial, avec les plus dangereux… On avait trouvé son ADN sur une scène de crime à quelques kilomètres de là. C’est pour ça que je lui ai rendu visite.
Kirsten haussa un sourcil.
— Il pouvait sortir ?
— Non. Impossible. Les mesures de sécurité étaient très importantes.
— Alors, comment ? How ?
— C’est une longue histoire, répondit-il en pensant à l’enquête étrange et apocalyptique de l’hiver 2008–2009, au cours de laquelle il avait failli perdre la vie, à un cheval décapité et à une usine perchée à deux mille mètres d’altitude, enterrée à soixante-dix mètres sous la roche.
Il avait l’impression que les doigts de la Norvégienne posés sur son poignet le brûlaient. Il eut un léger mouvement et elle les retira.
— Quand je suis entré dans sa cellule, il écoutait de la musique. Son compositeur préféré… Et aussi le mien… Nous aimons la même musique. Same music . Le même compositeur : Mahler. Gustav Mahler…
— Oh, fit-elle. Il y avait de la musique dans sa cabine. Des CD…
Elle sortit son téléphone portable, chercha parmi la galerie de photos, ouvrit avec son majeur l’un des clichés puis tendit l’écran vers lui.
— Gustav Mahler, confirma-t-elle.
Servaz montra le lac, les hautes montagnes, le clocher effilé présents à l’arrière-plan de la photo.
— Est-ce qu’on a pu identifier ce village et ce lac ?
Elle acquiesça.
— C’était facile : Hallstatt, l’un des plus beaux villages d’Autriche. Un endroit magnifique. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco. La police fédérale autrichienne et la police de Styrie sont en train d’enquêter de leur côté. Mais on ne sait pas si ce gamin vit là-bas ou s’il n’a fait qu’y séjourner… C’est un endroit très prisé des touristes.
Servaz essaya d’imaginer Hirtmann en train de faire du tourisme avec un enfant de cinq ans à la main. Stehlin regarda sa montre.
— C’est l’heure de la réunion, dit-il.
Servaz lui lança un regard interrogateur.
— J’ai pris la liberté de réunir ton groupe, Martin. Tu te sens d’attaque ?
Servaz eut un nouveau hochement de tête affirmatif, mais ce n’était pas vrai. Il sentit que le regard de Kirsten le transperçait.
Dix heures du matin. Étaient présents Vincent Espérandieu, Samira Cheung, Pujol et trois autres membres du groupe d’enquête numéro 1, plus Malleval, qui dirigeait la Direction des affaires criminelles, Stehlin lui-même, Escande, un des cinq flics de la Financière chargée de la cybercriminalité, et Roxane Varin, descendue de l’étage de la Sécurité publique pour représenter la Brigade des mineurs.
Kirsten observait tout ce petit monde ainsi que Servaz, à la dérobée ; assis à sa gauche, il avait l’air ailleurs. Il lui avait rapidement raconté sa relation à distance avec Hirtmann. Comment le tueur suisse s’était évadé de cet hôpital psychiatrique dans les Pyrénées. Comment il avait enlevé une femme que Servaz connaissait (et, à certaines hésitations, elle avait cru deviner que cette « connaissance » ne se limitait pas à une simple amitié). Comment l’un et l’autre avaient disparu de la circulation sans donner d’autres nouvelles qu’une boîte isotherme expédiée de Pologne cinq ans plus tôt, une boîte à l’intérieur de laquelle se trouvait un cœur — un cœur que, dans un premier temps, Servaz avait cru appartenir à son amie Marianne avant que les analyses ADN n’apportent un démenti.
C’était une histoire incroyable, mais le flic français la lui avait racontée avec un détachement étrange — comme s’il parlait de quelqu’un d’autre, comme si ce n’était pas à lui que toutes ces choses horribles étaient arrivées, comme si ça ne le concernait pas. Il y avait quelque chose dans son attitude qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer.
— Je vous présente Kirsten Nigaard, de la police d’Oslo, commença-t-il. En Norvège, crut-il bon de préciser.
Elle scruta chaque visage pendant qu’il leur résumait ce que lui-même venait d’apprendre. Elle eut l’impression que tous dévisageaient Servaz avec la plus grande attention. Ils ne se contentaient pas de l’écouter : ils l’observaient . Ce n’était pas seulement ses propos — c’était lui qui les intéressait.
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