Pourquoi restions-nous tous les trois attachés à Konrad ? Fascination de notre couple, qui se croyait profond, pour cet être qui se voulait léger et nous amusait toujours avec son apparent manque de recul et de réflexion ? Et puis, il était mort dans notre maison. La lumière d’Uzès est propice à observer les visages et à évoquer les ombres. Konrad avait dans les yeux quelques reflets de ces petites rues allemandes traversées en suivant son convoi. Sa simplicité, son bon sens, son snobisme, s’expliquaient là. Il fallait imaginer, derrière lui, son « arrière-pays » : ce village du fond de l’Europe, ce château aux pièces sans nombre, la statuette d’Enée et Anchise, son colosse de père, cette chapelle aussi, découverte le matin de son enterrement. Maher, lui, se détachait sur un second plan de mystère, de brume, de pays aux contours flous : les montagnes de Suisse, les lacs d’Italie, la Tunisie et les façades de béton de la banlieue parisienne.
Comment les aigrefins de l’entourage de la vieille Laura Bagenfeld, et les jeunes gens qui composaient sa cour, dont Konrad, avaient-ils vu arriver cet intrus ? Konrad n’avait-il pas tout organisé pour le rencontrer et devenir son ami, sans lui dire ce que nous savions : il avait, avant lui, beaucoup fréquenté Laura, et il avait peut-être espéré quelques morceaux de l’héritage ? Ou pire : Maher, doté d’une mémoire visuelle anormale, pathologique, n’avait-il pas été repéré par Konrad d’abord, et lancé dans les filets de Laura pour capter sa fortune en gagnant sa confiance ? Maher nous avait peut-être menti quand il nous avait raconté sa première rencontre avec le fils du prince de Faulx. Aucun témoin de ce qui s’était passé, quatre ans auparavant, entre Laura, Konrad et Maher, ne pouvait nous renseigner. Le jeune promeneur d’Uzès venait de nous promettre de nous guider à travers les ruines de ses pays. Nous avons joué le jeu. Il nous demandait de le suivre. Pourquoi pas ?
CHAPITRE 3
La Plaine-Saint-Denis
« Nous n’habitons plus le château de Lieupart, nous avons trouvé un poste aux environs de Paris, un petit musée. Jacques nous manque, avec ses recettes de soupes et ses conseils de jardinage. Difficile de vivre dans le domaine après l’an dernier, cette forêt trop grande pour nous, la chambre du roi… Nous venons d’acheter trois pièces près de la place de la République. Nous avons installé nos livres, quelques meubles récupérés aux puces, un fauteuil très joli, sur un trottoir, des gravures. Le dessin que tu nous as offert en est le plus bel ornement. Aux amis qui viennent nous voir, nous n’osons pas dire : “c’est un Carpaccio”. N’importe quelle croûte pendue à tes cimaises passerait pour un chef-d’œuvre, tu dois bien avoir un ou deux faux ; chez nous, ce dessin nous fait honte tant il nous fait honneur. On nous prendrait pour des affabulateurs si nous en parlions à nos amis. Personne ne le prise pour sa valeur marchande.
— On devrait installer les musées chez les pauvres, cela ferait rajeunir les œuvres.
— L’ouvrier italien qui avait volé la Joconde, s’il la sortait parfois de sous son matelas, devait être seul au monde, depuis au moins François I er, à l’aimer pour ce qu’elle est, non ? »
Maher nous entraîna à Saint-Denis, dont nous ne connaissions guère que la basilique et ses sculptures. Il voulait nous montrer où il avait passé son enfance : un coin excentré, loin du RER, la banlieue de la banlieue.
Le bâtiment, pris dans un « grand ensemble », était assez récent encore : ce n’était pas un de ces dortoirs pour immigrés des années soixante avec des murs de fenêtres, des couloirs de prison, un silence d’hôpital. C’était ce que l’on avait fait de mieux depuis. On y souffrait plus insidieusement.
Pour entrer là, il fallait avoir quelque chose à y faire : dormir le plus souvent, sans doute, rien de plus. On y circule d’un point à un autre, d’un étage à celui du dessous, de chez soi au supermarché ou à la pharmacie, mais on ne s’y attarde pas pour détailler les céramiques géométriques censées égayer la façade, ni pour s’extasier devant les rampes pour handicapés qui ne servent à personne ou les salles communes toujours vides, couvertes de graffitis. Ces constructions n’ont pas pris la patine d’un immeuble d’il y a cinquante ans, elles ont pris la crasse, se sont cassées et on les démolira. Certaines portes sont trop courtes et laissent passer le jour. Les plans de l’architecte ont été mal compris par un autre, hâtivement exécutés par une équipe de hasard, que le montage par douzaines d’immeubles semblables aurait pourtant dû instruire.
« Ma mère s’occupait de moi à la maison, je n’en ai guère de souvenirs. Personne ne m’a raconté ma petite enfance. Tous ces magasins ont, très longtemps, représenté pour moi l’ensemble du monde habité. Ils n’ont pas bougé. Je m’asseyais toujours sur ce muret, au soleil, il était brûlant. Nous ne croisions personne. C’est vide pendant la journée. J’allais seul au collège. Comme certains parents avaient remarqué ma bonne mémoire, ils ont fait pression sur ma mère pour que j’aille aussi à l’école coranique. Ma mère n’a jamais voulu. Italienne, elle cachait qu’elle n’était pas musulmane. »
Des boutiques s’ordonnaient en carré autour d’une cour, avec quelques arbres en piteux état, leurs écorces gravées, tailladées, écorchées, peintes à la bombe. Le silence partout nous a beaucoup surpris.
Maher commençait à s’animer. Sans hésiter, du pas d’un homme qui rentre chez lui, il nous entraîna dans un escalier sale. En bas s’ouvrait une cave vide : c’était l’heure du travail. Au centre, un baby-foot réparé avec des nœuds de câble électrique, des posters sur les murs, avec le sigle de l’office du tourisme tunisien — le café des Nattes de Sidi-Bou-Saïd, Habib Bourguiba avec sa seconde femme, le président Ben Ali, Monastir vu de la citadelle, des drapeaux d’équipes de foot, des fanions, une banderole roulée dans un angle. Par terre, des piles de bandes dessinées, quelques-unes en arabe, qui s’ouvraient dans l’autre sens. Nous n’avons rencontré personne. C’était comme si toute cette ville était un décor. Dans l’immeuble, nous n’avons pas croisé un enfant, pas une de ces vieilles femmes voilées dont nous parlait Maher, elles restent chez elles toute la journée. Dans la cour au goudron fendu et cloqué, personne ne jouait sur le terrain tracé à la craie. Nous savions qu’une centaine de familles devait vivre là, et dans les remises, les garages, sous l’espèce de préau. Nous ne les avons pas rencontrées. Deux visiteurs indiscrets, perdus au pays des Ombres, sur la terre des Invisibles.
Seul Maher, le plus original d’entre eux, amateur d’art qui là-bas semblait « déplacé », pouvait nous donner une idée de ces habitants de Saint-Denis, ses « frères » et ses « cousins » qu’il avait fuis pour devenir tellement riche. Avait-il encore quelque chose de commun avec les hommes et les femmes de son âge, les résidents de ces couloirs, de cette cave, ceux que l’on aurait pu entrevoir dans ces escaliers, derrière ces fenêtres ? Ceux qui mettaient le feu aux voitures, aux motos ?
Par terre, dans la cave, de vieux journaux sur une table en formica, une étagère en planches avec des livres pour enfants, usés, aux pages rescotchées, des albums sans texte, des manuels de cours préparatoire désossés.
Nous aurions tellement aimé que quelqu’un entre et nous demande ce que nous faisions là, quelqu’un qui nous aurait parlé, que nous aurions pu voir, approcher, un double de Maher, plus pauvre, plus vieux, plus triste, humble, menaçant, sans projets, sans fortune, quelqu’un qui aurait pu nous injurier, nous traiter de voyeurs, de flics, d’intrus, de vendus. Notre mauvaise conscience était un peu niaise. Nous n’avons rien dit à Maher.
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