Maher ne releva pas, il souriait en nous écoutant, le regard perdu dans les flammes de la cheminée. Il se leva :
« On va voir la chambre ? Par là ? Continuez !
— Pour que le tableau de sa vie soit complet, le roi, surpris, avait couru vers un nouvel exil : le départ pour Cherbourg, le pays muet, les dernières années où il avait retrouvé le goût de la misère, au fond du noir Hradschin d’où il dominait Prague, la nostalgie des fastes une nouvelle fois abandonnés. Parmi les fidèles qui avaient suivi Charles X à Prague, on comptait Jacques, quatrième duc de Lieupart. Un héros des causes perdues.
— Magnifique, cette chambre, ces meubles, c’est l’estampille de Werner, j’imagine ?
— Tu t’y connais autant en meubles qu’en tableaux ? »
Konrad, comme il ne connaissait rien à rien :
« Moi, cette chambre ne m’inspire pas : un roi à cheveux blancs y a dormi, aucun intérêt pour ma collection tant qu’une jeune fille n’y a pas trépassé.
— Idiot, regarde comme ce lit, cette table, sont dessinés avec légèreté, dit Maher qui s’animait. C’est presque une chambre de jeune fille, avec ces rideaux bleus et le bois clair. Du citronnier, et des incrustations de marqueterie plus foncée. Rien n’indique que c’est une chambre royale. Dans ces années de la Restauration, on a retrouvé tout l’esprit du XVIII e siècle, mais brièvement, en un éclair. Ce bonheur rescapé du naufrage, reconstitué de bric et de broc, restait menacé. Tout était déjà mort une fois. Qui n’a pas vécu avant 1830 n’a pas connu le temps de l’atroce douceur de survivre… Ce mobilier a été fait spécialement pour Charles X ?
— On a les factures ! Le duc avait eu l’honneur de loger son roi une nuit pendant une des tournées en province de Sa Majesté, il avait fait faire des meubles à la mode : un lit, une suite de fauteuils, pas de prie-Dieu car il savait que le roi s’agenouillait à même le sol. La simplicité des lignes du style Empire, mais dans des bois chauds et clairs, sans la lourdeur napoléonienne avec ses sphinges ventripotentes et ses drapés verts et rouges. Quand on pense que quelques années plus tard, ce sera le triomphe de l’acajou Louis-Philippe, des fauteuils pesants, de ce goût victorien mal importé, puis le faux Louis XV de l’impératrice Eugénie avec ses angelots en aluminium.
Regardez, l’intérieur parfait de cette bibliothèque, le bois sent bon. Et ce livre, dans sa reliure orange et verte, il est resté marqué à la page que le monarque avait ouverte ce soir…
— L’histoire rapporte qu’il s’est aussitôt endormi. Vous ne voyez donc pas que c’était la période la plus mortellement ennuyeuse… »
Konrad jouait avec un encrier de bronze et de marbre jaune : une statuette de l’Amour s’envolait. Un papillon s’échappait entre ses petits doigts de métal. Un encrier qui avait appartenu à Chateaubriand, offert à son ami, Adolphe Pâques. Nous n’avons pas eu le temps d’ouvrir ce chapitre méconnu de l’histoire littéraire.
Le téléphone sonna. Jacques revint un instant plus tard :
« On veut parler à monsieur Bagenfeld. »
Maher suivit Jacques. Avec nos discours sur les vieux meubles, les vieux ducs et la soupe au chou, enfermés dans ce château battu par l’averse, à l’abri de ce cercle de forêts, nous avions réussi à oublier l’angoisse. Nous sentîmes tous le froid de ces tours. Mademoiselle Milpois, comme si elle nous comprenait, tira devant les fenêtres les rideaux de brocart azur et or. La chambre du roi ressembla à une boîte à musique, une prison, un avant-goût de l’exil, une pièce de maison de poupées. Nous avions peur. Konrad ouvrit le livre à la page marquée par le roi et commença à voix haute : « C’est par une prière constante et fidèle à notre ange gardien que nous pourrons le mieux nous garantir, au milieu des tumultes et… »
Maher revint :
« Les ravisseurs seront ici dans un quart d’heure. Jeanne est avec eux. Ils sont disposés à faire l’échange. Il faut tenir prêt le camion. Ils sont forts. Konrad, tu avais raison. »
Le téléphone sonna de nouveau. Par la porte ouverte, nous entendîmes la voix de Maher dans le corridor, sans pouvoir comprendre ce dont il s’agissait.
« La maréchaussée, mes amis, que nous avons sous-estimée. Ils nous ont mis sur écoute, ici. Un détachement de gendarmerie, venu de Lavoûte-Chilhac, s’il vous plaît…
— C’est à côté d’ici.
— Ils sont prêts à donner l’assaut, ils gardent l’entrée du parc. C’est dangereux.
— Vingt minutes, et ce cauchemar sera fini, susurra Mademoiselle Milpois.
— Mais oui, chère demoiselle, fit Konrad sarcastique, avez-vous mis vos perles à l’abri ?
— Oui, oui, répondit-elle, sans penser à mal.
— Il y a une question que je brûle de vous poser, chère mademoiselle, peut-être n’est-ce pas le moment… On dit que les perles, pour rester vivantes, doivent être portées souvent, mais vous qui en avez tant…
— Oh, vous savez, pas tant que ça… Je fais des roulements.
— Moi qui croyais que vous les portiez toutes à la fois pendant la nuit. Je vous imaginais dans votre lit, comme une momie dans ses bandelettes, avec vingt colliers à chaque jambe, dix à chaque bras, un reliquaire dont vous seriez la sainte…
— Konrad, tu te tais ? »
Maher jouait avec l’encrier qu’il avait pris sur le bureau du roi. Jacques avait un revolver en main. Aucun autre n’était armé.
C’est allé encore plus vite qu’à Florence. Nous avons mis longtemps à tout reconstituer, demi-seconde par demi-seconde.
D’abord, Jacques ouvre les rideaux et une fenêtre. La voiture, en bas, a braqué ses phares, on ne voit rien. Un coup de feu. C’est la serrure de la grande porte qui saute, puis une galopade dans l’escalier, le bruit de deux battants qu’on claque, la porte de la chambre du roi. Trois hommes sont entrés. Face à nous.
À côté d’eux, les mains liées, Jeanne titube.
Un des hommes parle.
Il s’adresse à Konrad :
« Il paraît qu’on a vu la police par ici. Je te préviens, si tu nous as vendus, tu ne pars pas avec nous. Tu restes ici. Le camion ? Dehors ?
— Non, répond Konrad mécaniquement, dans un garage à côté, voici les clefs, je viens. »
Maher écarquille les yeux. Il se passe la main sur le front.
Le visage de Jeanne n’exprime rien. Nous regardons ses cheveux, sa bouche : c’est bien elle.
Jacques s’appuie sur le lit en dissimulant son arme.
Mademoiselle Milpois est sortie de la pièce une seconde auparavant. Elle se planque à côté, mais elle n’a pas d’arme.
Konrad est un traître. Nous le comprenons à présent. Nous avons le temps de le penser. À peine le temps d’y croire.
Konrad, qui mène le jeu depuis Florence. Notre ami.
Coup de sifflet, bruit de pneus dans la cour. Un des hommes, agressif, crie à Konrad : « Tu as juré tout à l’heure que la police ne suivait pas. »
C’était cela son coup de téléphone de Moulins.
Il nous avait vendus.
« Je ne sais pas… »
Konrad bafouille.
Bruit dans l’escalier.
La pièce est envahie par cinq hommes en gilets protecteurs, un commando d’intervention.
L’homme qui tient Jeanne crie.
Il abat Konrad.
Jacques riposte et manque son coup.
Sa balle effleure la nuque de l’homme et se loge dans la bibliothèque.
Deuxième balle, tirée sur Jacques. Il tombe.
Jeanne se débat, quitte le bras de l’homme. La jeune fille fait un pas comme une somnambule, court vers la fenêtre, trop vite. La police tire.
Ce que dans les rapports on appelle une balle perdue a atteint Jeanne. Juste devant nous.
Maher hurle. Jeanne n’a pas eu le temps de parler. Pas le temps de crier. Pas le temps d’embrasser Maher. Pas le temps de le reconnaître. Pas le temps de se dire qu’elle allait mourir.
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