Faire ses besoins dans une caisse, dans un seau, un sac.
Comme un chien ou un chat.
Un animal.
Dans la loggia, il y a aussi un évier où est posé le tuyau d’évacuation du lave-linge et c’est là qu’elle se lavera, même s’il n’y a pas d’eau chaude.
Puis Mejda lui a ordonné de se mettre au travail et de récurer toute la maison. Tama a constaté qu’il y en avait bien besoin. Il lui faudra du temps pour venir à bout de la saleté repoussante de ce triste logis.
L’appartement comporte trois chambres. Celle de Mejda, celle d’Izri et une qui sert de débarras. Mais Izri a son propre appartement désormais. Heureusement, Mejda a précisé qu’il passe presque chaque semaine.
La nuit est tombée. Sur Tama. Seulement sur Tama.
Tandis qu’elle prépare le repas, elle continue de pleurer. Ses larmes se mélangent à la harira , ça lui conférera sans doute une saveur bien particulière.
Mejda est vautrée dans son canapé, devant la télévision. Elle souhaite dîner sur la table basse. Tama lui pose une assiette, un verre, des couverts et fait le service. Mejda ne la regarde pas, les yeux rivés sur l’écran. Elle ne lui dit pas merci, mais Tama n’attend rien.
Tama n’attend plus rien.
Quand elle a terminé, elle fait la vaisselle avant de mettre de l’ordre dans la cuisine. Elle tente de se réconforter en se disant qu’ici, elle aura moins de travail que chez les Charandon.
Elle retourne dans le salon et se plante devant Mejda.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Est-ce que je peux avoir une lampe ? Une lampe de chevet pour poser sur mon carton…
— Tu as la lumière dans la loggia, ça ne te suffit pas ?
Elle n’insiste pas et tourne les talons.
— Tama ?
— Oui ?
— On dit oui, madame ! précise-t-elle d’un ton irrité.
— Oui, madame ?
— Tu travailleras ici le week-end.
Tama fronce les sourcils. Que va-t-elle bien pouvoir faire pendant les cinq jours restants ?
— La semaine, tu iras chez d’autres personnes. Va te coucher, maintenant. Que je sois un peu tranquille !
— Bien, madame. Mais est-ce que je peux manger, d’abord ?
Elle soupire, comme si Tama l’agaçait profondément.
— Prends une pomme. Là, sur la table.
Tama s’exécute et retourne vers la cuisine lorsque Mejda l’interpelle.
— Tama ?
— Oui, madame ?
— Tu n’oublies pas quelque chose ?
Elle reste silencieuse, se creusant la tête pour deviner ce qu’elle a oublié.
— Tu ne m’as pas dit merci, pour la pomme.
Tama ferme les yeux une seconde.
— Merci, madame. Et bonne nuit.
Elle s’exile dans la loggia avant de s’effondrer sur la couverture. Elle mange sa pomme en fixant les carreaux de verre martelé au travers desquels se devine quelquefois la lumière d’une coursive. Derrière ce mur épais, passent des ombres. Des gens qui rentrent chez eux.
Peut-être devrait-elle appeler au secours ? Mais pour appeler au secours, il faut exister. Exister quelque part, exister pour quelqu’un.
Quand elle a terminé son repas , Tama délivre Batoul du carton et l’assoit sur la couverture. Elle prend les dessins de Vadim pour les regarder, longtemps. Puis elle cache ses cahiers, son stylo et son livre sous la machine à laver qui est posée sur une sorte de planche à roulettes. Ensuite, elle se glisse sous la couverture car cette loggia est une vraie glacière. Le sol est d’une impitoyable dureté.
Aussi dur que la vie.
Tama réalise soudain qu’elle n’a pas aperçu le moindre livre chez Mejda.
Alors, elle se remet à pleurer. Des sanglots qui la berceront toute la nuit.
Elle tenta de résister un moment. Ses paupières pesaient si lourd… Mais chaque fois qu’elles se fermaient, un sursaut la ramenait à la vie.
Pourtant, elle finit par plonger dans le néant.
Lorsqu’il vit qu’elle s’était enfin endormie, Gabriel s’approcha.
C’était maintenant ou jamais.
Maintenant qu’il fallait en finir.
Malgré ce qu’il avait promis à Lana, malgré ce sentiment bizarre au fond de lui.
En finir, malgré tout.
Il prit quelques secondes pour la regarder encore. Dieu qu’elle était belle ! Aussi belle que désarmée…
Il n’avait pas envie de réessayer de l’étouffer, il fallait trouver autre chose. Le plus simple était de prendre le pistolet avec lequel elle l’avait braqué et de lui tirer une balle en plein front. Il pouvait aussi lui enfoncer une lame dans le cœur ou l’étrangler de ses propres mains.
Assis près d’elle, il hésita longtemps.
Si longtemps que la nuit tomba.
Armé d’une torche, Gabriel sortit de la maison. Un froid glacial, attisé par un vent violent, lui coupa la respiration quelques secondes. Il descendit l’escalier et pénétra dans son atelier. Il attrapa une masse pesant plusieurs kilos et ressortit aussitôt. Il marcha jusqu’à la vieille bâtisse qui dormait près de sa maison. La porte en bois grinça de façon lugubre lorsqu’il entra.
Ici, le temps s’était arrêté. Quelques meubles anciens tenaient debout par miracle, une tapisserie sans âge se décollait des murs et l’odeur de salpêtre prenait à la gorge. Gabriel posa la lampe sur une table rongée par une armée d’horloges de la mort, saisit la masse à deux mains et commença à défoncer la cloison.
Chaque coup était accompagné d’un cri de rage, presque un hurlement.
Après avoir démoli la cloison, il fracassa les meubles.
Taper, encore et encore. De plus en plus fort.
Taper, comme un dément. Jusqu’à épuiser ses forces, pourtant phénoménales.
Détruire tout ce qui se trouvait à sa portée. Jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable.
Il lui fallut presque une heure pour s’écrouler. Il lâcha la masse et tomba à genoux au milieu du carnage. Ses mains, en sang, s’écrasèrent dans la poussière. Alors, il se mit à pleurer comme un enfant. Les sanglots déchiraient sa poitrine, une interminable plainte coulait de sa gorge.
Frapper, toujours plus fort.
Les détruire, les uns après les autres.
Les tuer tous, jusqu’au dernier.
Le lundi matin, Mejda m’accompagne en voiture jusqu’à la cité voisine. Puis elle me fait monter chez M me Marguerite, bâtiment C, troisième étage. M me Marguerite, c’est une dame âgée qui vit dans un petit appartement et que Mejda connaît depuis longtemps. J’arrive à 7 heures, Mejda revient me chercher vers 19 heures lorsque j’ai terminé mon travail. Alors, Marguerite lui donne de l’argent. Vingt euros, il me semble.
M me Marguerite veut que je nettoie son appartement de fond en comble tous les lundis. C’est un deux-pièces avec de vieux meubles de guingois et des napperons partout. Ce n’est pas aussi riche que chez les Charandon, sans doute que Marguerite n’a pas beaucoup d’argent.
Quand j’arrive, je commence par changer les draps et les mettre dans le lave-linge. Après, je dois enlever la poussière, passer l’aspirateur puis la serpillière. Ensuite, je m’occupe des toilettes et de la salle de bains, puis je fais les vitres. Quand j’ai fini, je lui prépare à manger pour plusieurs jours. De la soupe de légumes que je mets dans des boîtes en plastique, de la blanquette de veau, ou encore une tarte aux pommes. Ça dépend de son humeur et de ce qu’elle a acheté au marché qui se tient tous les samedis matin au pied de son immeuble. Pendant que ça mijote, je repasse le linge qu’elle a lavé dans la semaine.
M me Marguerite, elle, reste dans son fauteuil. Elle s’excuse en disant qu’elle a mal aux jambes ; ça doit venir des années qui passent. Elle lit des magazines qui parlent de gens célèbres, de leurs histoires d’amour, leurs divorces, leurs adultères ou leurs problèmes avec l’alcool. Ça semble la passionner. Quand elle ne lit pas, elle regarde la télé.
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