Ça fait deux mois que je suis ici et je me sens épuisée. Mon dos et mes épaules sont perclus de douleurs qui ne me quittent jamais ou presque. Souvent aussi, j’ai mal aux pieds. Une seule fois, je me suis plainte à Mejda en lui disant qu’elle me demandait trop de travail et que je ne dormais pas assez. Elle s’est levée de son canapé sans rien dire, est allée chercher quelque chose dans un placard. Elle est revenue avec une sorte de fouet muni de lanières en cuir et m’a déshabillée complètement avant de me frapper pendant de longues minutes, sur le dos, les jambes, les bras et même le ventre. Puis elle m’a poussée dehors, a jeté mes vêtements à côté de moi. J’ai passé la nuit sur le balcon, sans ma couverture.
Depuis, je n’ai plus osé dire quoi que ce soit mais je sens revenir la rage. Cette envie de me rebeller, de hurler. De tout casser.
Le soir, je pleure. De fatigue ou de chagrin, je ne sais plus très bien. Des larmes de colère et d’injustice, aussi. Je pense à Vadim, qui me manque toujours autant.
Je devrais confier tout cela à Izri. Je ne l’ai vu que deux fois depuis que j’ai quitté le domicile des Charandon, mais je sais qu’il reviendra bientôt rendre visite à sa mère. Peut-être pourrait-il la décider à me donner moins de travail ? Peut-être a-t-il le pouvoir d’adoucir ma vie ici ?
Il est mon unique espoir. Mon dernier espoir.
Aujourd’hui, c’est lundi. Le meilleur jour de la semaine.
Il est midi et nous nous asseyons toutes les deux à la table de la cuisine. Cette semaine, c’est pizza au chorizo et limonade au citron. En dessert, Marguerite m’a acheté un petit gâteau au chocolat chez le pâtissier. Il n’y en a qu’un et Marguerite prétend qu’elle doit faire attention à son diabète. Moi, je crois plutôt que ça lui faisait trop cher.
Ça s’appelle un opéra, je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon.
C’est si bon, que j’en pleure.
Marguerite s’en inquiète et me caresse la joue. Je lui assure que ce n’est rien, que je suis seulement contente d’être là, avec elle. J’essuie mes larmes avant de lui préparer un café. Elle me demande s’il y a quelque chose qui me ferait plaisir, je reste bouche bée. Je prends le temps de réfléchir avant de lui répondre.
— Un livre.
— Un livre ? Tu sais lire, toi ?
Visiblement, elle est étonnée.
— Et où tu as appris ?
— Dans mon ancienne famille.
— Hmm… Quel genre de livre voudrais-tu ?
— Une histoire intéressante. Avec des gens heureux dedans.
Elle sourit et se lève. Elle a du mal à marcher, alors elle prend sa canne avant de disparaître dans le salon. Trois minutes plus tard, elle me rapporte un livre. Il est petit et c’est tant mieux. Il sera plus facile à cacher dans la loggia.
— Merci, dis-je en l’examinant sous toutes les coutures. Je vous le rends dès que je l’ai fini !
— Je t’en donnerai un autre, si tu veux.
Mon visage s’éclaire.
— Il ne faut pas le dire à Mejda, hein ?
— C’est d’accord, sourit Marguerite. Ce sera notre petit secret !
Le livre est vieux, ses pages sont jaunies par le temps. Mais c’est un grand trésor. Un inestimable trésor. Je lis le titre à voix haute, comme pour lui prouver que je ne mens pas.
— Le Petit Chose , d’Alphonse Daudet.
— C’est un beau livre, tu verras, ajoute Marguerite. Je suis sûre qu’il va te plaire.
Elle boit son café tandis que je commence la vaisselle.
J’aimerais qu’il n’y ait que des lundis dans la semaine.
* * *
Mejda entre dans la cuisine et s’adresse à Tama d’un ton sec.
— Mon fils vient déjeuner à midi. Alors t’as intérêt à nous préparer quelque chose de bon, c’est compris ?
— Oui, madame.
Dès que Mejda a quitté la pièce, Tama sourit. Elle inspecte le frigo et les placards, à la recherche des meilleurs ingrédients pour satisfaire la maîtresse de maison mais surtout faire plaisir à Izri. Elle se souvient qu’il aime le poulet et en trouve dans le congélateur. Elle décide de concocter un poulet au citron avec des légumes et du riz safrané. En entrée, ce sera une salade marocaine.
À 11 h 30, le déjeuner est prêt, la table mise et une agréable odeur flotte dans toute la maison. Izri arrive à midi passé et embrasse sa mère avant de se servir un verre de whisky.
— Tama ? s’écrie-t-il.
Elle accourt immédiatement.
— Bonjour, dit-elle avec un sourire timide.
— Salut… Tu me files des glaçons ?
— Tout de suite.
Tama se hâte de lui apporter un bol plein de glaçons, il en met deux dans son scotch. Tandis qu’il allume une cigarette, Mejda ouvre la porte-fenêtre qui donne sur le balcon.
— Tu ne devrais pas fumer, mon fils, c’est mauvais pour la santé !
— Commence pas, maman, OK ?
Tama pose le pain arabe sur la table, ainsi qu’une bouteille d’eau fraîche. Puis elle revient avec l’entrée et remplit les assiettes. Elle remarque qu’Izri a changé de coupe de cheveux et qu’il s’est tatoué les bras. Un dragon sur le gauche, une tête de mort sur le droit. Tama est impressionnée dès qu’il la regarde.
Durant tout le repas, Izri et sa mère parlent peu. Tama veille à ce qu’ils ne manquent de rien. Elle attend un compliment pour récompenser ses efforts. Un compliment d’Izri, car elle sait que Mejda ne lui offrira rien d’autre que des reproches.
Mais Izri ne lui adresse pas la parole. Tout juste un sourire, un regard. C’est déjà beaucoup.
Après leur avoir servi le café, elle s’attaque à la vaisselle. Elle voit qu’Izri et sa mère sortent sur le balcon et discutent tandis que le jeune homme fume sa cigarette. Mejda fait de grands gestes, comme si elle racontait quelque chose d’important.
Dix minutes plus tard, Izri rejoint Tama dans la cuisine et se fait couler une deuxième tasse de café. Il s’assoit près de la table, près de Tama, dont les battements cardiaques s’affolent instantanément. Elle sent le regard du jeune homme posé sur elle. Ça lui fait toujours un drôle d’effet.
— Tu as quel âge, maintenant ?
— Treize ans et demi, répond-elle.
— Tu es une demoiselle, alors !
Tama se retourne et lui sourit à son tour.
— Une demoiselle très jolie…
— Merci, murmure Tama.
— C’est vrai, je le pense.
Contre son gré, une bouffée de chaleur part de sa poitrine pour enflammer son visage.
— Tu rougis ? s’amuse Izri.
Tama ne répond pas, tordant ses mains l’une dans l’autre.
— Et tu te plais, ici ?
Tama relève la tête. C’est le moment ou jamais. Le moment de lui parler. Mais ce n’est pas si facile. Il voit qu’elle hésite, fronce les sourcils.
— Vas-y, parle, dit-il en s’approchant. Elle est toujours sur le balcon, elle arrose ses fleurs…
— Je… Non, pas trop, murmure-t-elle.
— Pourquoi ?
— Je travaille tous les jours et trois nuits par semaine… ça fait beaucoup. Alors, je suis fatiguée. Très fatiguée. Et puis… ta mère m’a frappée et obligée à dormir sur le balcon.
Izri la fixe un instant, sans prononcer un seul mot. Tama cherche à déchiffrer ses yeux gris mais n’y parvient pas.
— Si elle t’a frappée, c’est que tu as fait quelque chose de mal, non ?
— Non ! se défend Tama. Je lui ai juste dit qu’elle me faisait trop travailler.
Izri allume une cigarette.
— Tu me prends pour un con ?
Tama ouvre la bouche, mais aucun mot ne vient à son secours.
— Elle m’a raconté des choses sur toi. Des choses intéressantes…
Tama essaie de retrouver ses esprits et la parole.
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