Il ne se le pardonnerait jamais. Et chaque jour, jusqu’à la délivrance, il s’arracherait le cœur pour se punir.
Lui parler, encore et encore. Pour qu’elle ne disparaisse pas vraiment.
Ou simplement parce que la douleur l’avait rendu fou.
Parfois, elle apparaissait devant lui. Parfois, elle lui répondait. Il pouvait entendre sa voix, il aurait presque pu la toucher.
— Pourquoi veux-tu la tuer ? Elle ne mérite pas de mourir !
— Qu’est-ce que tu en sais ? répondit Gabriel. On ne la connaît pas, on ignore même son prénom !
Gabriel et Gaïa traversèrent un petit torrent qui dégringolait de la montagne et la jument partit au trot. Elle adorait ce chemin, le connaissait par cœur.
— Lana, ma chérie, je dois le faire ! Je n’ai pas le choix…
— On a toujours le choix. C’est toi qui me l’as appris !
— Tu réalises les risques qu’elle nous fait courir ?… Alors donne-moi la force, s’il te plaît.
— Pourquoi est-ce que tu te tortures ainsi ? s’inquiéta Lana. Laisse-toi du temps…
La piste se mit à monter, Gaïa ralentit le pas.
— Tu as raison, comme toujours, reprit Gabriel. Mais aujourd’hui ou demain, qu’est-ce que ça change ?
Rien, il le savait.
Plus il repoussait l’échéance, plus il aurait du mal à la faire disparaître.
— Il faudrait décrouvrir qui elle est, murmura Lana.
— Tu veux savoir d’où elle vient, ce qu’elle a traversé ?… Je te reconnais bien là ! lui répondit Gabriel avec un sourire triste. Et après ? Qu’est-ce qu’on fera, hein ? Je ne pourrai jamais l’aider. Jamais…
La monture et son cavalier quittèrent la forêt pour s’aventurer sur un plateau recouvert de genêts et de lande. Ils furent cueillis par un vent froid, qui nettoyait le ciel et soulevait une poussière floconneuse.
Avec ses talons, Gabriel caressa les flancs de la jument et elle partit au galop.
Elle n’avait pas replongé dans ce qui ressemblait plus à un coma qu’à un sommeil. La peur la tenait éveillée.
Elle avait retiré le pansement sur son ventre, découvrant une vilaine blessure. Une douleur lancinante traversait son crâne de part en part et un bourdonnement tenace martyrisait ses oreilles. Avec son doigt, elle lut son visage et découvrit une bosse à la tempe, une plaie à l’arcade sourcilière. Sa lèvre supérieure était coupée.
Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Est-ce ce type qui m’a fait ça ?
Elle portait un tee-shirt beaucoup trop grand pour elle, appartenant sans doute à son geôlier.
Un homme dont elle ignorait tout.
Un homme impressionnant. Grand, large d’épaules… Il devait avoir quarante-cinq ans, peut-être plus. Peut-être moins. Difficile de lui donner un âge.
Elle ferma les yeux et des images s’enchaînèrent dans le désordre le plus complet. Des flashs, des visages, des lieux, des mots. Des sensations.
Rien de suffisamment précis, rien qui lui permette de reconstituer le puzzle de son existence.
Je vais mourir dans cette chambre sans même savoir qui j’ai été, qui j’ai aimé.
Quel est mon nom.
Ça s’est passé dimanche dernier. Sefana est partie avec Vadim et Émilien chez Mejda, tandis que Fadila et Adina allaient au cinéma. Quant à Charandon, il a dit à sa femme qu’il avait du travail à terminer et ne pouvait l’accompagner.
Quand j’ai compris que j’allais me retrouver seule avec lui pendant plusieurs heures, j’ai senti mes intestins se nouer. J’ai caché un petit couteau de cuisine dans la poche de ma blouse, puis je suis retournée finir mon repassage en retard.
Mais Charandon n’est pas venu me rejoindre.
À peine sa femme avait-elle quitté la maison qu’il a passé un coup de fil. Une demi-heure plus tard, il est sorti. Je suis allée me poster devant la fenêtre de la cuisine et j’ai vu qu’il parlait à une inconnue qui avait garé sa voiture devant le portail. Ils se sont embrassés avant de disparaître dans le garage. J’ai ôté mes chaussures et, le plus discrètement possible, j’ai poussé la porte menant au sous-sol. Là, j’ai entendu de drôles de bruits. J’ai hésité, mais ma curiosité était trop forte. Alors, j’ai descendu deux ou trois marches et jeté un œil dans le garage. L’inconnue était à moitié allongée sur le capot de la voiture, Charandon entre ses cuisses. Il avait le pantalon sur les chevilles et s’en donnait à cœur joie.
Je suis remontée aussi discrètement que j’étais descendue avant de refermer. Secouée par ce que je venais de voir, j’ai eu de la peine pour Sefana.
Mais j’ai compris que, désormais, j’avais une arme bien plus efficace qu’un couteau contre cet homme. J’ai pris mon cahier et j’y ai noté la couleur de la voiture de la femme, ainsi que le numéro inscrit sur la plaque.
* * *
Pour couper définitivement les liens entre papa et moi, les Charandon ont changé de numéro de téléphone. Il a fini par leur envoyer une lettre. Je le sais parce que j’ai entendu Sefana en parler à son mari. Elle lui demandait s’il fallait répondre et Charandon a balancé que c’était inutile.
Dans ma buanderie, j’ai pleuré longtemps. Pleuré pendant des jours en réalisant que mon père se souciait encore de moi, qu’il ne m’avait pas oubliée. Des larmes d’émotion, mais aussi de peine, en imaginant son inquiétude, sa détresse.
Je voudrais tellement pouvoir lui écrire, lui dire toute la vérité ! Mais je ne peux pas, pas maintenant. Quand Vadim aura grandi, quand il sera capable d’aller poster une lettre, je le ferai. Pour l’instant, il ne sort jamais seul dans la rue, alors, je n’ai pas fini de pleurer.
* * *
Encore un Noël chez les Charandon.
Chez nous, on ne célébrait pas Noël. Certains Marocains le font, mais papa et Afaq ont toujours refusé, disant que c’était une fête chrétienne et non musulmane. Une fête pour les mécréants.
Lorsque je vois ce qui se passe chez les Charandon, je me dis que ça n’a plus grand-chose de chrétien. Je crois que c’est surtout la fête pour ceux qui vendent cadeaux et nourriture ! Par contre, ce n’est pas la fête des dindes et des chapons… J’en ai préparé un, cette année, mais je n’ai pas pu y goûter. Et le 25 au matin, alors que les enfants déballaient leurs innombrables cadeaux, j’ai attendu sagement les miens. Comme d’habitude, Sefana m’a offert une blouse et quelques dattes séchées, mais pas de chocolat. Elle a dû oublier.
La blouse est bleue avec des carreaux blancs. Triste, je trouve. Je préférais celle avec les papillons, mais je n’ai rien dit, à part merci.
Izri et sa mère sont venus déjeuner le jour de Noël. Il a dix-neuf ans, maintenant. Il est très grand, très fort et a toujours ce regard fascinant. Ses yeux gris me font penser à un ciel d’hiver, mais un ciel lumineux.
Après le déjeuner, tandis que je faisais la vaisselle et rangeais la cuisine, il est venu prendre une canette dans le frigo et l’a bue à côté de moi. Il m’a demandé comment j’allais et cette simple question m’a réchauffé le cœur.
Il a trouvé un travail mais n’a pas voulu me dire lequel. Je n’ai pas insisté, c’est déjà tellement gentil de sa part de me parler…
Quand il est parti, je me suis sentie seule. Terriblement seule.
Tama a eu treize ans le mois dernier.
Plus de cinq ans passés chez les Charandon.
Mille huit cent trente-quatre jours dans l’antre du Diable.
Comme cadeau d’anniversaire, avec une semaine de décalage, Tama a eu ses premières règles. Elle n’a pas été effrayée car Fadila lui en avait parlé. Remarquant que Tama commençait à avoir de la poitrine, elle lui avait expliqué certaines choses et lui avait même offert l’un de ses vieux soutiens-gorge en lui disant que, désormais, elle devait en porter un. Il était un peu grand, mais Tama l’avait remerciée de cette gentille attention.
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