Par contre, Sefana l’a lue.
Quand elle est rentrée à la maison, elle me l’a jetée en pleine figure avant de la remettre dans la poche de son pantalon. Elle m’a annoncé que lorsque son mari allait revenir, j’allais comprendre ma douleur.
Comprendre ma douleur … Je ne vois pas très bien comment je pourrais comprendre une douleur.
Vadim s’est mis à pleurer, je lui ai donné son goûter et lui ai dit de ne pas s’inquiéter. Que ce n’était pas grave. Je lui ai souri alors que moi aussi, j’avais envie de pleurer. J’ai mis une nuit à écrire cette lettre. Et depuis ce matin, j’avais un espoir nouveau dans le cœur.
Un espoir, enfin.
Qui n’aura duré qu’une journée.
Après le goûter, j’aide Vadim à se laver et ensuite, je vais dans la cuisine pour finir la préparation du dîner.
Il est bientôt 20 heures lorsque Charandon arrive. Aussitôt, Sefana lui montre la lettre en lui expliquant que je me suis servie de leur fils chéri pour essayer de la faire parvenir à ma tante. Elle lui dit qu’heureusement, la maîtresse ne l’a pas ouverte. Et moi qui croyais que les professeurs étaient intelligents…
Je suis dans la cuisine, attendant le moment où Charandon va me faire comprendre ma douleur . Je ne sais pas ce qu’il me réserve. La ceinture ou ses poings. Peut-être pire. Mais après tout, je n’ai écrit que la vérité, dans cette lettre.
Charandon m’appelle, depuis le salon. J’abandonne mes casseroles et obéis. De toute façon, si je n’y vais pas, il viendra me chercher. Les enfants sont dans leurs chambres, il peut laisser libre cours à sa colère.
— C’est quoi ça ? demande-t-il en brandissant la feuille de papier.
— Une lettre, réponds-je. Pour ma tante.
— Depuis quand tu sais écrire ?
Sefana fronce les sourcils.
— C’est vrai, ça ! lance-t-elle. Comment tu as appris à écrire, toi ?
J’ose un sourire qui n’est pas à leur goût. Cette demeurée ne s’était même pas posé la question !
— Pas à l’école, ça c’est sûr, dis-je.
Une première gifle me coupe la parole un instant.
— J’ai appris seule, les défié-je.
Je vois les mâchoires de Charandon se contracter.
— C’est comme ça que tu nous remercies ? me reproche Sefana. On te sort de ta misère, on s’occupe de toi et tu écris des horreurs sur nous à ta famille ?
Je sais qu’en répondant, je vais attiser leur colère. Mais l’envie est irrépressible, plus forte que la peur. Pour le moment, en tout cas.
— Je n’ai pas à vous remercier. Et je vous rappelle que l’esclavage a été aboli en 1848. C’est-à-dire il y a longtemps.
Là, je viens de leur clouer le bec. Ils se regardent, puis me regardent.
— Petite salope, murmure Charandon. Je vois que tu n’as toujours pas compris, hein ?
— Compris quoi, monsieur ?
— Qui commande ici…
Il m’empoigne par le bras et m’entraîne dans son sillage. Il ouvre la porte menant au garage et nous descendons les quelques marches. L’odeur d’essence me soulève le cœur. Sefana ferme la porte derrière nous. Charandon pose ma main droite bien à plat sur son établi et demande à sa femme de me tenir.
— Alors comme ça, tu aimes écrire ? me balance-t-il avec un sourire horrible.
Je tente de retirer ma main, mais Sefana m’empêche de bouger. Quand je vois Charandon saisir un marteau, je ferme les yeux un instant. Je les rouvre au moment où il frappe. De toutes ses forces.
La douleur est si violente que mon cœur s’arrête pour repartir à toute allure.
Sefana me lâche, je me plie en deux et vomis sur le sol. Je n’arrive plus à respirer. Charandon replace ma main sur le bois et pose un énorme clou au milieu avant de l’enfoncer avec rage de plusieurs coups de marteau.
— Tu peux dire adieu au stylo ! Et si jamais t’essayes encore de prévenir qui que ce soit, je te pète l’autre main ! T’as compris, saloperie ?
Ils disparaissent et j’entends la clef dans la serrure au milieu du vacarme qui règne dans ma tête. Je comprends avec effroi que je vais passer la nuit clouée à l’établi.
Alors, je tombe à genoux. Je voudrais ne pas bouger pour ne pas attiser ma souffrance, déjà atroce, mais mon estomac se révulse une seconde fois et je vomis encore.
Maman, pourquoi m’as-tu donné la vie, si la vie c’est ça ?
Non, j’ai beau chercher, je ne comprends pas ma douleur.
* * *
Quand Charandon revient dans le garage, il est presque minuit. Tama a le front posé sur l’établi, juste à côté de sa main martyrisée. Le dos courbé, elle ne bouge pas.
— T’as compris, cette fois ?
— Oui, monsieur. Aidez-moi, s’il vous plaît…
Il allume la lumière et s’approche, armé d’une pince. Avec l’outil, il saisit la tête du clou. Tama serre les dents. Il tire un bon coup, la libérant dans une indicible douleur. Elle s’effondre sur elle-même et cale sa main au creux de son ventre. Elle sent un goût métallique dans sa bouche. Elle s’est mordu la langue jusqu’au sang.
— Amène-toi… Dépêche-toi, sinon tu passes la nuit ici !
Tama se relève pour le suivre. Dans la cuisine, Sefana les attend, avec un morceau de coton et une bouteille d’alcool. Charandon assoit Tama sur une chaise et elle pose ce qui reste de sa main sur la table. Sefana évite de la regarder, comme si elle était mal à l’aise. Elle fait couler un peu de solution désinfectante sur la plaie béante et un geyser de larmes jaillit des yeux de Tama. Des larmes, mais aucun cri.
Ensuite, Sefana lui colle un pansement dessus, un autre dessous. Comme pour cacher la perforation. Peut-être pour ne plus voir les actes de barbarie dont son gentil mari est capable.
— On recommence demain matin, annonce-t-elle. Faudrait pas que ça s’infecte.
Tama boit quelques gorgées d’eau au robinet de la cuisine. Puis elle s’exile dans la buanderie et s’écroule sur son grabat. De sa main gauche, elle attrape Batoul et l’installe près d’elle.
— Faudra pas m’en vouloir, murmure-t-elle entre deux sanglots. Mais demain, je pars. Et je ne pourrai pas t’emmener avec moi… Où je vais ? Tu ne devines pas ?… Rejoindre maman. Voilà où je vais.
Le jour frappa aux vitres de la chambre. Gabriel avait passé la nuit à la regarder lutter, encore et encore. Absorbé dans sa contemplation, il avait peu dormi, peut-être une heure ou deux.
Même si elle avait encore de la fièvre, l’inconnue semblait plus calme. L’épuisement la tenait toujours prisonnière d’un sommeil comateux, mais il était presque sûr désormais qu’elle n’allait pas tarder à revenir d’entre les morts.
Survivre à ses blessures.
Gabriel resta un moment dans la salle de bains et se changea. Puis il se fit un café serré qu’il but sur la terrasse, malgré le froid.
Ensuite, il retourna près d’elle et lui passa un linge mouillé sur tout le corps. Il fallait qu’elle soit propre avant le grand voyage. Celui dont on ne revient pas.
Il enfila sa parka et jeta une pelle à l’arrière du pick-up. Aujourd’hui, il neigeait, mais pas suffisamment pour l’empêcher de réaliser son projet. Il prit le volant et s’engagea sur une piste qui remontait derrière le hameau avant de s’enfoncer dans une profonde forêt. Il s’arrêta au bout de dix minutes, lorsque la piste se transforma en chemin. Il récupéra la pelle, marcha à travers bois pendant encore un kilomètre pour arriver dans une petite clairière. C’est là qu’il avait commencé à creuser la tombe de l’inconnue.
Et il était temps de terminer le travail.
Il était temps que les choses reviennent à la normale. Qu’il retrouve sa chère solitude et ses maudits cauchemars.
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