Incompréhensible.
— Qu’est-ce que tu veux ? marmonne Sefana.
— Vous parler, répond Tama en croisant les mains derrière son dos.
— Quoi ?
— Je pense qu’il faudrait que je sois payée.
Charandon écarquille les yeux tandis que Sefana ouvre bêtement la bouche comme si elle cherchait de l’air.
— Payée ?! répète Sefana. Et puis quoi, encore ?
Tama regarde Charandon fixement.
— L’autre jour, vous avez dit à Fadila que tout travail mérite salaire et vous lui avez donné un billet. Alors, comme moi aussi je travaille, je devrais recevoir de l’argent.
— Non mais je rêve ! s’esclaffe Sefana. Tu entends ça, chéri ?
— J’entends…
— On est déjà bien gentils de te loger et de te nourrir, on va pas en plus te payer !
Tama danse d’un pied sur l’autre.
— Je dors par terre et je mange les restes, rappelle-t-elle.
— Tu cherches quoi ? demande Charandon. Tu cherches la merde ?
— Non, monsieur. Je veux juste avoir ce que je mérite.
— Vraiment ?
Il se lève d’un bond, lui colle une gifle qui lui vrille les cervicales. Mais Tama est toujours debout.
— Voilà ce que tu mérites, balance Charandon. Maintenant, dégage.
* * *
Je me demande s’il existe d’autres Tama, quelque part.
Sans doute que oui.
Dorment-elles, comme moi, dans une buanderie ? Ou bien dans un couloir, un garage, un cellier ? Ont-elles une poupée pour leur tenir compagnie ? Ont-elles le droit d’aller dehors ?
Reçoivent-elles des gifles, elles aussi ? Des insultes à longueur de journée ?
J’aimerais bien le savoir. J’aimerais les rencontrer pour leur parler.
La semaine dernière, les filles regardaient la télé. Moi, j’étais dans la cuisine, en train de faire briller l’argenterie. J’ai écouté d’une oreille attentive, c’était une émission sur l’esclavage. Ça racontait comment les Noirs ont été traités pendant des siècles. Ça disait aussi que l’esclavage a été aboli en 1848.
J’ai cherché la définition du mot aboli dans le dictionnaire d’Émilien. Abolir, ça veut dire supprimer quelque chose.
Donc, l’esclavage n’existe plus. Interdit, dans le monde entier.
C’est une bonne nouvelle, mais il devrait y avoir des gens chargés de vérifier qu’il ne reste pas d’esclaves dans les buanderies.
Dommage qu’ils n’aient pas pensé à ça lorsqu’ils ont aboli l’esclavage.
Fadila a un petit ami, désormais. Ses parents ne le considèrent pas d’un très bon œil. C’est un garçon de sa classe. Je l’aperçois de temps en temps, qui l’attend près du portail. Il n’est pas très beau mais a l’air de lui plaire, vu comment elle l’embrasse à pleine bouche. Sans doute qu’elle n’est pas difficile.
Bien sûr, elle ne le fait pas entrer. Peut-être a-t-elle peur qu’il ne me voie et ne pose des questions.
C’est le problème quand on a une esclave à la maison… Ça n’a pas que des avantages.
Vadim continue à me faire des dessins. J’en avais accroché plusieurs aux murs de la buanderie, mais Sefana les a arrachés avant de les jeter à la poubelle. Alors, maintenant, dès qu’il m’en donne un, je le cache dans mon carton et le soir, je le regarde. Il est doué pour son âge, je trouve. Le dernier qu’il m’a offert, c’était une fille — moi, je suppose — et un petit garçon qui marchaient dans un champ en se tenant la main.
Ça m’a fait pleurer sans que je sache vraiment pourquoi.
Parfois, je lui raconte mon pays. Mon enfance, avec ma mère, puis avec Afaq. À l’époque, j’ignorais que j’étais heureuse. Je trouvais ma tante trop dure avec moi. Mais quand j’y repense, je me dis que c’était une femme juste et honnête. Elle faisait tout pour que j’aille à l’école, pour que j’apprenne des choses et elle ne me punissait que si je l’avais mérité.
Alors, je regrette de ne plus la voir. J’espère qu’elle va bien et qu’elle pense à moi, de temps en temps.
Gabriel se gara devant la maison et descendit de la voiture. Il n’allait pas tarder à faire nuit et déjà la lune coiffait les Cévennes de sa douce lumière.
Il commença par nourrir et abreuver ses chevaux puis accorda quelques caresses à Sophocle, toujours heureux de le revoir.
Heureux de le revoir, malgré ce dont son maître était capable.
Ensemble, ils rentrèrent et Gabriel se dirigea directement vers la chambre du fond. Il ouvrit doucement la porte, fendit la pénombre pour rejoindre le lit.
Il alluma la lampe de chevet et constata que son inconnue était toujours en vie. Ç’aurait dû le contrarier, ça lui réchauffa le cœur, lui rappelant qu’il en avait un.
Il s’assit sur le fauteuil et la regarda de longues minutes.
La bouteille d’eau vide était par terre. Elle s’était réveillée. Elle avait trouvé la force d’étancher sa soif…
Elle allait survivre.
Il allait devoir la tuer.
* * *
Gabriel s’éveilla en sursaut.
L’espace d’une seconde, il vit Lana sur le lit. L’instant d’après, il se rendit compte que c’était sa chère inconnue qui dormait là. Prisonnière d’un sommeil perturbé. Par la douleur, peut-être. Les mauvais souvenirs, sans doute.
Gabriel aussi, sortait d’un cauchemar. Pour la millième fois, il avait vu Lana, étendue sur une table chromée, recouverte d’un drap blanc.
Pour la millième fois, l’homme en blouse avait soulevé le drap.
Lana. Son visage martyrisé. Son corps profané.
Pour la millième fois, il l’avait abandonnée entre les mains d’un homme qui allait l’ouvrir en deux. La profaner, encore.
Pour la millième fois, Gabriel avait hurlé avant de tomber à genoux. Il avait ressenti ce choc, terrifiant. Cette douleur, atroce. Son crâne, plein d’acide.
Perdre celle qu’il aimait plus que tout. Plus que lui, plus que la vie.
N’avoir pas été là pour la sauver. N’avoir pas su empêcher sa mort. S’être condamné à souffrir pour l’éternité.
Car il en était sûr, il emporterait cette souffrance dans la tombe. Il errerait à jamais dans les ténèbres en appelant son nom.
L’inconnue se mit à gémir et même à pleurer. Gabriel se pencha vers l’avant et prit sa main dans la sienne. Elle retrouva son calme et ils repartirent chacun de leur côté.
Chacun dans leur enfer.
— Pourquoi il chante pas ce con d’oiseau ? souffle Sefana.
Elle secoue la cage, Atek s’affole.
— En plus, il perd ses plumes… Tu le nourris bien, au moins ?
— Oui, madame, répond Tama.
— Décidément, j’ai pas de chance ! soupire Sefana. Je vais prendre un café chez la voisine. Tu termines de me nettoyer la cuisine et tu te tiens tranquille, OK ?
— Bien sûr, madame.
Sefana enfile son manteau et quitte la maison, verrouillant la porte derrière elle. Tama s’approche de la cage pour observer Atek. Il ne perd pas ses plumes, non. Depuis la veille, il se les arrache, une par une.
— Arrête, murmure-t-elle. Tu vas attraper froid…
L’oiseau continue à se mutiler avec rage. Tama essaie de le distraire en lui donnant à manger, mais rien n’y fait.
Les moments où elle se retrouve seule sont rares. Alors Tama décide de passer à l’action. Cet oiseau a besoin de voler avant de devenir complètement fou. Elle ouvre la porte de la cage, Atek reste à l’intérieur de sa cellule. Perché sur son morceau de bois, il tourne la tête dans tous les sens.
— Allez viens, l’encourage Tama. Viens, n’aie pas peur. Rappelle-toi qu’avant, tu savais voler…
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