Lorsqu’il sortit le couteau de sa poche, Valérie Lenoir laissa échapper la boîte à chaussures qu’elle tenait entre ses mains.
— On va derrière, ordonna-t-il.
— Mais…
— Dans la réserve, vite.
Elle recula en direction de la pièce attenante, ne lâchant pas l’homme des yeux.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Gabriel poussa la porte pour s’isoler de la rue.
— Il n’y a pas grand-chose dans la caisse, balbutia-t-elle d’une voix tremblante. Mais prenez tout !
— Ce que je suis venu prendre, c’est ta vie. Parce que tu ne mérites pas de la vivre.
Il se jeta sur elle, la plaqua contre la cloison, serrant une main gantée autour de son cou. La pointe de la lame se planta dans sa gorge, ce qui l’immobilisa instantanément. Il la fixa droit dans les yeux quelques secondes. Il sentait ses pulsations cardiaques affolées sous ses doigts, s’en délecta encore un instant.
M me Lenoir tenta un cri qui se transforma en un grincement pitoyable.
Gabriel lui murmura quelques mots à l’oreille. Le visage de Valérie changea, comme si elle avait un fantôme face à elle. Elle tenta de parler mais il resserra sa poigne, empêchant les mots de sortir de sa bouche.
Lentement et sans détourner son regard, il fit descendre la lame entre les seins de sa cible tétanisée. Puis il l’enfonça pile au niveau du foie. Valérie s’affaissa sur elle-même avant de tomber à genoux. Alors, il se pencha, attrapa ses cheveux pour lui tirer la tête vers l’arrière.
D’un geste précis, il lui trancha la gorge.
Lorsqu’il la lâcha, elle s’effondra, face contre terre. Elle n’était pas encore morte, mais ce n’était plus qu’une question de secondes. De minutes, si elle manquait de chance.
Il quitta la réserve, ouvrit la caisse et empocha l’argent qu’elle contenait. Il s’arrêta devant une paire de chaussures. Lana les aurait adorées, il en était sûr. Tout à fait son style. Il choisit une boîte en pointure 38 et ressortit par la porte de côté, prenant bien soin de refermer derrière lui.
Il lui fallut cinq minutes pour rejoindre la station de métro la plus proche. Dans une demi-heure, il serait dans sa voiture.
Il avait hâte de rentrer chez lui.
Hâte de retrouver l’inconnue.
* * *
La lumière était différente. Il y avait donc longtemps qu’elle n’avait pas rouvert les yeux.
Elle tira sur son poignet menotté, comme par réflexe.
Puis son autre main monta jusqu’à sa figure. Sa peau était chaude et elle grimaça de douleur en parcourant son visage. Sensible, comme écorché. Elle compta plusieurs plaies, tenta de se remémorer pourquoi elle était si abîmée.
Mais elle ne se rappelait même pas qui elle était. Alors comment aurait-elle pu se souvenir de ce qu’elle avait subi ?
Elle referma les paupières, tomba à pic dans un lac gelé. La glace se brisa sous son poids et elle s’enfonça lentement dans le froid et le néant.
* * *
Il croisait peu de voitures, peu de vie.
La route semblait avoir été tracée pour lui.
Devant ses yeux, ceux de Valérie Lenoir. Ce regard, il ne l’oublierait pas.
Comme celui de toutes ses victimes.
Il le rangerait dans un tiroir de son cerveau et il réapparaîtrait une nuit, au détour d’un cauchemar. Pourtant, Gabriel n’éprouvait ni remords ni regrets.
Juste le sentiment du devoir accompli.
Il s’arrêta sur une petite aire, au bord de la nationale. Il s’enfonça dans le bois et s’approcha d’un ancien puits entouré d’un grillage épais. Il lança le poignard par-dessus et l’arme coula à pic dans les profondeurs de la terre.
Une cible, une arme. C’était la règle.
Vadim a bien grandi. Ses cicatrices ne sont pas trop moches et il parle de mieux en mieux. En septembre, il est entré à la maternelle. Il n’y apprend pas grand-chose, mais il chante, s’amuse et fait des dessins. D’ailleurs, il en a rapporté un avant-hier. Des personnages, plein de personnages à côté d’une maison. Deux grandes personnes, deux petites filles et deux garçons. Et puis, dans la maison, une autre fille. Je crois que c’était moi. J’étais la seule qui ne souriait pas, mais la plus réussie de tous.
En voyant le dessin, sa mère a froncé les sourcils. Elle a dit à Vadim qu’il ne fallait pas me dessiner ou parler de moi. Elle perd son temps car il est bien trop jeune pour comprendre !
Il y a quatre mois, j’ai eu onze ans. J’ai été obligée de revêtir une jolie robe, de sourire devant l’appareil photo. Ensuite, Sefana m’a demandé de laver la robe avant de la rendre à Adina.
Trois ans et quatre mois que je suis ici.
Mille deux cent dix-huit jours que je n’ai pas mis un pied dehors.
Trois ans que je n’ai pas vu mon père ou ma tante.
Je trouve que c’est long, pour une punition.
J’ai lu tous les livres des filles. Et j’ai réussi à subtiliser un autre bouquin dans le salon. C’est un livre pour adultes, sans doute. Mais il me plaît énormément. L’auteur s’appelle Henri Troyat, son livre a pour titre Le Cahier . C’est l’histoire de Klim, un domestique, et de Vissarion, son jeune maître. Ils ont grandi ensemble mais le premier appartient à l’autre.
Ça se passe il y a longtemps, dans un pays lointain.
Ça pourrait presque se passer aujourd’hui, en France… Comme quoi, les choses ne changent pas beaucoup.
Mais ce roman m’interpelle, il me fait réfléchir.
Le serf semble heureux de demeurer dans l’ombre de son maître, presque heureux d’être un esclave, son état lui procurant une sécurité, lui évitant choix et décisions. Le maître aime le dominer et le traite bel et bien comme un esclave. Pourtant, on sent que Vissarion a besoin de Klim, besoin de sa présence, de ses conseils, presque de son approbation.
Et, au fil des pages, on se demande si le maître ne devient pas l’esclave de son serviteur.
De Sefana ou de moi, laquelle des deux a le plus besoin de l’autre, finalement ?
Sans elle, je serais à la rue, dans un pays inconnu, sans aucun papier. Si je n’étais pas à l’abri dans cette maison, je finirais en prison et déshonorerais ma famille, elle me l’a souvent répété.
Mais sans moi, que ferait Sefana ? La réponse est simple. Dramatiquement simple. Elle trouverait une autre servante, tandis que je ne trouverais jamais une nouvelle famille pour m’accueillir. C’est injuste, mais c’est comme ça.
Atek a été fait prisonnier et enfermé dans une cage. Moi, c’est différent ; c’est mon père qui m’a demandé de venir ici, en France.
Alors, je dois persévérer. Ne pas le décevoir.
* * *
Hier, c’était samedi et Fadila était toute fière d’annoncer à ses parents qu’elle avait décroché un dix-huit sur vingt en mathématiques. Ils l’ont félicitée et Charandon lui a donné un billet en guise de récompense.
Tu as bien travaillé, ma fille. Et tout travail mérite salaire.
Depuis, cette phrase tourne en boucle dans ma tête. J’estime que je devrais être payée, moi aussi. C’est sûr, je ne saurais pas quoi faire de cet argent. Vu que je ne peux pas quitter la maison, je ne vois pas comment je le dépenserais. Mais je pourrais le garder et, un jour, si je suis libérée, m’en servir pour acheter des choses. Des vêtements à ma taille, par exemple. Des chaussures, comme celles de Fadila, des livres, un meilleur shampooing, une cage plus grande pour Atek. Ou même un billet d’avion pour rentrer chez moi.
Oui, finalement, cet argent me serait utile.
Un jour, si je suis libérée.
* * *
Tama se plante devant le canapé où les époux Charandon sont assis. Ils regardent une émission à la télévision. Un truc qui les fait rire, apparemment. Des gens enfermés de leur propre gré dans une maison.
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