Servaz repensa aux paroles de Karen Vermeer : Ambre collectionnait les mecs… On aurait dit qu’elle cherchait à battre un record …
— Il était évident qu’elle pouvait avoir à peu près qui elle voulait, alors pourquoi un type comme moi, hein ? Vous voyez, je suis pas assez con pour me prendre pour un sex-symbol, ni pour un de ces gars dont les blagues sont à mourir de rire. Moi, mes blagues arrachent tout juste un demi-sourire poli, et encore. Et quand j’ai le fou rire, on dirait un âne qui brait. Alors, pourquoi une fille comme Ambre s’est intéressée à un débile dans mon genre, d’après vous ?
Servaz aurait bien aimé trouver quelque chose à dire mais rien ne lui vint.
— Une fois je lui ai posé la question, elle m’a répondu que j’étais cool et gentil. Cool et gentil , putain. Qui a envie d’être cool et gentil ? La réponse, c’est : personne . Les mecs sont comme les nanas, ils veulent tous être le centre de l’attention. Sauf que, les gars, y a pas de la place pour tout le monde. Alors, les perdants, les ratés, les sans-grade, restez dans l’ombre. Seulement voilà, quand une fille comme Ambre vient tirer un loser comme moi hors de l’obscurité, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond, qu’il y a un lézard quelque part, que forcément ça cache un truc…
Il amena une de ses mains devant sa bouche et commença à se ronger les ongles.
— Je suis sûr que certains devaient penser que j’étais gay, et que c’est pour ça qu’elle était avec moi : parce que j’étais le seul mec avec qui elle pouvait dormir sans qu’il essaie de se la faire.
Un Solex surgit en pétaradant dans la ruelle et stoppa d’un coup de freins brutal devant le cinéma. Son pilote fut joyeusement interpellé par la petite bande rassemblée devant la salle et — quand il retira son casque et coiffa ses cheveux noir corbeau avec un sourire étincelant — Servaz se dit que c’est ce type-là qui aurait dû sortir avec Ambre Oesterman, pas Luc Rollin.
— Putain, j’arrive pas à croire qu’elle soit morte…
Le jeune homme contemplait ses pieds, à présent. La bande s’engouffra dans le cinoche en riant.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre sur elle ?
— Genre ?
— Tout ce qui vous passe par la tête…
Rollin réfléchit.
— Elle pouvait être assez bizarre parfois… ça vous intéresse ça ?
Servaz fit signe que oui.
— Par exemple, elle dormait avec toutes les lumières allumées, elle avait peur du noir. Elle buvait comme un trou mais elle n’était jamais saoule, elle fumait un paquet de joints mais elle se laissait rarement aller. Merde, Ambre, c’était la championne du contrôle, elle était toujours sur le qui-vive, sur ses gardes même… En voiture, s’il y avait des phares derrière nous, elle croyait que quelqu’un nous suivait. Si elle entendait des pas dans le couloir de sa piaule, je la voyais dresser l’oreille. Je l’ai même surprise une nuit collée à la porte. Il n’y avait pas un bruit, et il était 3 heures du matin.
— Trois heures du matin ?
— Trois heures trente exactement. J’ai regardé le réveil.
Servaz se figea.
— Et vous, qu’est-ce qui vous avait réveillé ?
— J’ai le sommeil léger. Dès qu’elle bougeait, qu’elle sortait du lit, j’ouvrais les yeux.
Servaz comprit que Luc Rollin ne s’était pas remis de sa rencontre avec Ambre Oesterman. Il lui faudrait du temps pour oublier et passer à autre chose.
— Très franchement, je crois qu’Ambre était un peu cinglée. Mais je ne sais pas qui pouvait en vouloir aux deux sœurs : Alice était tout le contraire.
— Et les rumeurs ? demanda Servaz.
— Quelles rumeurs ?
— Les rumeurs qui disaient qu’elle collectionnait les hommes.
Luc Rollin blêmit. Son visage se décomposa.
— Vous les aviez entendues, n’est-ce pas ?
— Bien sûr… mais j’avais choisi de les ignorer.
Tu m’étonnes. Une fille pareille dans ses bras, ça aidait à passer outre…
Servaz, une fois encore, revit Klas se redressant et disant « vierge ».
— Je vais vous poser une question délicate. Je veux une réponse aussi honnête que possible.
Luc Rollin opina très sérieusement, les sourcils froncés.
— Quelle sorte de rapports sexuels aviez-vous avec Ambre Oesterman ?
Il vit l’étudiant baisser la tête, contempler une fois de plus ses chaussures.
— Aucun. On ne couchait pas ensemble.
— Mais vous dormiez dans le même lit ?
Rollin fit signe que oui.
— Elle refusait que je la touche. Elle voulait juste quelqu’un près d’elle… On s’embrassait, mais ça n’allait pas plus loin… Elle me disait de patienter, que ça viendrait… Mais bon, de temps en temps, elle me… enfin, vous voyez…
— Non, je ne vois pas.
— Elle me… soulageait… avec sa main…
— Pourquoi acceptiez-vous tout ça ? voulut savoir Martin.
Le regard de chien battu réapparut.
— Ambre n’était pas le genre de personne qu’on a envie de contrarier.
— Qui a rompu ?
La réponse fusa. Ferme.
— C’est moi.
Servaz lorgna l’étudiant, surpris. Il s’était attendu à l’inverse.
— Vraiment ? Pour quelle raison ?
Rollin s’éclaircit la gorge, sortit une deuxième cigarette et l’alluma. Il rejeta la fumée avant de parler :
— Un jour où on se promenait du côté de la rue Gambetta et de la Daurade, un homme a traversé la rue et l’a appelée par son prénom. J’ai vu Ambre pâlir et me jeter un coup d’œil inquiet. Le type nous a rejoints et il m’a toisé de haut en bas comme si j’étais rien qu’une merde, et puis il a dit : « C’est lui ? » Je lui ai demandé qui il était et, de nouveau, il m’a regardé comme si j’étais rien qu’un étron sur le trottoir, et ce salaud m’a demandé si ça me dérangeait pas d’aller faire un tour, qu’il avait à parler à Ambre, putain. Le tout avec un sourire narquois. Un vrai connard…
Luc Rollin porta sa cigarette à ses lèvres, tira une longue taffe. Sa main tremblait.
— Je me suis tourné vers Ambre et, bordel, elle m’a demandé si ça m’ennuyait de la laisser cinq minutes ! Comme ça… Devant cette ordure qui venait de m’humilier ! J’en ai pas cru mes oreilles. J’avais envie de vomir, j’ai cru que j’allais gerber sur les chaussures du type, des chaussures hors de prix, soit dit en passant, comme son costar. Alors, je lui ai dit d’aller se faire foutre et je me suis barré. Ça faisait un moment que ça me trottait dans la tête, pour tout dire, mais c’est ce jour-là que j’ai décidé que c’était fini.
Après le regard de chien battu, le regard de défi. Même les toutous ont leurs limites, pensa Servaz.
— Ce type, il ressemblait à quoi, vous vous en souvenez ?
— Si je m’en souviens… La trentaine, brun, le genre sûr de lui et plein aux as. Il puait le fric, l’arrogance et la malignité.
— La malignité ? répéta Servaz, surpris par la précision du terme.
— Ouais.
Soudain, une idée le traversa. Il se tourna vers l’étroite vitrine de la librairie voisine, consulta sa montre. 19 h 03.
— Venez avec moi.
— J’ai ma bobine qui se termine dans moins de sept minutes, protesta Rollin. Et faut que j’aille voir si y a pas eu d’incident.
— Deux minutes, dit Servaz en le prenant par le bras. Pas une de plus.
Il entra dans le magasin, l’étudiant sur les talons, chercha des yeux le rayon policier, se faufila entre les tables couvertes de livres et laissa son regard errer sur les étagères jusqu’à la lettre « L ». Lieberman, Le Carré, Lang… La Communiante . Le roman était là. Il attrapa le livre, le retourna, montra la photo sur la quatrième de couverture.
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