— Il était vraiment terrorisé dans ce sous-sol, objecta Servaz. Il ne jouait pas la comédie, j’en mettrais ma main à couper.
Kowalski lui jeta un regard aigu.
— Possible… Mais pas certain… Avec le temps, tu te rendras compte que certains menteurs ont des comportements très convaincants. Bon, est-ce que les cellules de garde à vue sont encore opérationnelles ici ? On va mettre le gamin au frigo. Martin, tu rentres chez toi. J’ai plus besoin de toi pour le moment et tu as une petite fille de deux ans qui t’attend.
Mais Servaz continuait de penser à un gamin terrorisé dans un sous-sol, et à l’homme impitoyable qui se tenait dans l’ombre, selon lui : cet homme était-il un écrivain arrogant et rusé ?
Il trouva Alexandra et Margot quand il ouvrit la porte de l’appartement.
— Vous êtes rentrées tôt, fit-il remarquer.
— J’en avais assez, répondit Alexandra.
— Ah bon ?
Il prit Margot dans ses bras.
— Assez de quoi ?
— De ma sœur, de mon connard de beau-frère, de leur foutue baraque où il y a absolument tout et même de leur piscine et de grand-père…
Martin hocha la tête, tandis que Margot lui tirait la joue en riant.
— C’est toi qui t’occupes de ce crime horrible, les deux jeunes filles assassinées ?
L’espace d’une seconde, il ressentit une fierté absurde.
— Oui.
— Ma sœur pense que c’est un étranger ou un vagabond qui a fait le coup.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi un étranger ou un vagabond ? Qu’est-ce qui lui permet de dire ça ?
— J’en sais rien, dit-elle d’un ton las, c’est juste l’avis de ma sœur…
Nom de Dieu, se dit-il. Il fut un temps où Alexandra n’aurait pas laissé passer ça, où ça aurait déclenché une de ces batailles familiales dont les deux sœurs avaient le secret.
— Tu n’as rien dit ? s’étonna-t-il. Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Que c’était probablement un bon père de famille frustré avec une femme, des enfants et une piscine.
Il ne put s’empêcher de sourire. Elle lui fit un clin d’œil et, pendant un instant, son beau visage s’illumina comme au bon vieux temps.
Pendant cet instant-là, il l’aima.
13.
Où on fait la connaissance de Karen
Le nouvel hôtel de police évoquait un château fort contemporain avec ses tours de guet, son donjon et sa façade monumentale — mais un château bâti en brique rose, au cas où quelqu’un se serait mépris sur la ville dans laquelle ils se trouvaient. Tout ça manquait un brin de modestie, se dit Servaz en traversant le grand parvis ensoleillé, ce lundi matin. Et cette fresque prétentieuse autour de l’entrée, qu’est-ce qu’elle signifiait ? Bon sang, ça ressemblait à un musée archéologique, pas à un hôtel de police.
En haut des marches, il prit le temps de se retourner avant d’entrer. Au-delà du parvis, des voitures passaient sur le boulevard, leurs vitres accrochant de petits éclats de lumière durs comme des silex, puis les eaux vertes et languides du canal du Midi étincelaient entre des platanes poussiéreux écrasés par la chaleur.
En émergeant au deuxième étage, Servaz constata que l’effervescence régnait. On s’interpellait, on se prenait à témoin. Une atmosphère de matin de Noël : des gosses ouvrant leurs cadeaux. Ce couloir était interminable … Il gagna son bureau. À sa grande surprise, tout était à sa place. Comme si le mobilier avait été téléporté d’un endroit à l’autre.
En revanche, il faisait affreusement chaud et il n’était même pas 9 heures du matin. Pas de clim… Il rangea son arme de service dans un tiroir, le ferma à clef, alluma une cigarette, tira trois bouffées, l’éteignit et se mit en quête de la salle de réunion. Il lui faudrait un certain temps pour prendre ses marques.
Il la trouva près des ascenseurs et des distributeurs de boissons. Le groupe au grand complet était assis autour d’une table qui aurait pu accueillir deux fois plus de monde. Toutes les personnes présentes paraissaient sur le sentier de la guerre — ce qui n’était pas inhabituel un lundi matin — mais Servaz devina une énergie plus grande qu’à l’ordinaire, un zèle supérieur, sans doute dus à l’excitation du changement, comme s’il ne s’agissait pas d’un simple changement de murs mais qu’ils eussent entamé une nouvelle étape dans leur vie professionnelle.
Il entra bon dernier et alla s’asseoir sur une des chaises libres.
En moins de vingt minutes, ils firent le tour de ce qu’ils avaient, c’est-à-dire pas grand-chose. Le club d’aviron avait été perquisitionné et ses membres interrogés : tous possédaient un alibi pour la nuit du meurtre et aucune rame ne manquait. Lucie Roussel, la petite amie de Dhombres, était arrivée et attendait qu’on l’auditionne. À la différence de son petit copain, elle semblait furieusement normale.
— Martin, tu en es où ? voulut savoir Kowalski.
Servaz lui parla de la jeune fille qui apparaissait sur plusieurs photos.
— Très bien, il faut la retrouver et l’interroger. Des questions ?
Comme d’habitude, il n’y en eut pas.
— Karen Vermeer, dit le gardien.
Ses petits yeux noirs en forme de bouton examinaient Servaz. Il avait l’air de se dire que le jeune flic ressemblait beaucoup trop aux étudiants dont il avait la charge.
— Elle dort chambre 17. Mais, à cette heure-ci, elle est en cours.
— Cours de quoi ? Vous le savez ?
L’homme fit non de la tête. Servaz lui demanda de l’accompagner.
— Vous avez un passe ? dit-il devant la porte.
Le gardien fit oui de la tête.
— Vous pouvez me rendre un service ? Entrez là-dedans et voyez s’il y a un agenda quelque part. Moi, je n’ai pas le droit de fouiller cette piaule sans sa locataire. C’est la loi…
Le gardien s’exécuta. Il se fichait pas mal de la loi. Si, un jour, quelqu’un venait à lui reprocher d’être entré dans cette chambre, il dirait qu’il l’avait fait à la demande d’un flic — et il dirait lequel. Servaz jeta un coup d’œil par la porte ouverte mais en restant sur le seuil. La chambre de Karen Vermeer ressemblait à ce qu’on était en droit d’attendre d’une piaule d’étudiante. Il renifla un parfum léger, une odeur de cigarette, de café et de crème pour la peau ou les mains. Des classeurs, des feuilles volantes, des livres, ainsi que des CD et un walkman abandonnés sur le lit. Servaz aperçut un tee-shirt et un jean par terre. Karen avait peut-être hésité sur sa tenue et s’était habillée à la hâte. Le gardien détacha l’emploi du temps punaisé au mur, au-dessus du bureau, et le lui apporta. Il lut :
Lundi 31 mai
10 h-12 h, chimie, amphithéâtre
Servaz détailla de loin les couvertures des livres. Histologie. Chimie organique. Biophysique. PCEM1 : première année du premier cycle d’études médicales. Le passage obligé pour les aspirants médecins, dentistes, sages-femmes.
Karen Vermeer, se dit-il trois quarts d’heure plus tard, était une jeune femme au sourire franc et au rire généreux. C’est ainsi, en tout cas, qu’elle lui apparut quand elle franchit les portes de l’amphithéâtre en compagnie de trois autres étudiants. Ses cheveux châtains souples et soyeux encadraient un visage agréable, mais pas au point de faire se retourner sur elle les garçons quand elle entrait quelque part. Ses yeux vert d’eau le repérèrent tout de suite et, quand leurs regards se connectèrent, il comprit que cette fille était toujours à l’affût de quelque chose — un événement, une occasion, une rencontre…
Elle maintint le contact visuel un peu trop longtemps — le temps de lui faire comprendre qu’elle l’avait repéré — avant de reporter son attention sur ses compagnons de cours.
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