— J’ai changé d’avis.
Il secoua la tête, négativement cette fois.
— C’est vraiment une trop longue histoire, désolé.
Elle le scruta. Hocha la tête.
— OK. Une autre fois peut-être…
— Merci, lui dit-il tandis qu’elle se levait.
Elle se planta debout à côté de la table.
— Ma chambre, c’est la 17. Au cas où tu aurais besoin d’infos, je veux dire…
Elle avait posé une main légère sur son épaule. Il la suivit des yeux tandis qu’elle ondulait jusqu’à la porte — elle et son joli derrière qui remplissait presque idéalement son jean. Juste avant de la franchir, elle se retourna et lui adressa un sourire. Un sourire époustouflant.
— Je suis toujours prête à aider la police ! lui lança-t-elle.
Puis elle disparut.
L’Esquirol, ce temple du septième art à peine plus grand et moins cracra qu’un cinéma porno, coincé entre une librairie et une entrée d’immeuble, offrait une programmation pointue. En ce dernier jour de mai 1993 étaient à l’affiche Le Silence de Bergman, Le Sacrifice d’Andrei Tarkovski et La Leçon de piano de Jane Campion. Du miel pour les abeilles cinéphiles.
Se faufilant parmi les étudiants rassemblés sous le porche, Servaz leva la tête et vit que Le Silence commençait dans cinq minutes. Il se souvint du choc esthétique éprouvé la première fois qu’il avait vu ce film. Deux sœurs, Anna et Ester, et Johan, un petit garçon qui est le fils de la première, s’arrêtent dans un grand hôtel lugubre d’une ville inconnue, dans un pays étranger et en guerre. Ester est une intellectuelle frustrée et desséchée, Anna une belle femme sensuelle et provocante. Les deux sœurs font halte dans cet hôtel à cause d’un malaise d’Ester, qui est tombée malade et qui n’en repartira jamais. Johan fait la connaissance du vieux maître d’hôtel et d’une troupe de nains ; il côtoie le monde des adultes sans le comprendre. Les deux sœurs s’affrontent, se haïssent, se méprisent, incapables de communiquer. Des chars passent dans les rues baignées par une lumière crépusculaire. Le monde décrit dans Le Silence , il s’en souvenait, c’était celui de l’incommunicabilité, de la solitude et de la mort. Celui d’un désespoir sans issue.
En dernier ressort, tout est une question de communication, songea-t-il — avec Dieu, avec votre père, avec votre femme, avec votre petit copain, avec votre boss ou avec le type que vous auditionnez et qui a peut-être étranglé sa petite amie mais qui clame son innocence.
Il observa un instant les étudiants autour de lui et se sentit en terrain familier : il avait été l’un d’eux, appartenant à l’une de ces phalanges qui hantaient les salles obscures, avides de connaissance et d’émotions élevées, ne jurant que par Truffaut, Bergman, Pasolini, Antonioni, Woody Allen, Coppola et Cimino, se glissant avec délices dans des sièges étroits recouverts de velours sale et se donnant du coude quand les hélicos de Robert Duvall fondaient sur un village viêt au son de la Chevauchée des Walkyries ou quand Robert De Niro apparaissait métamorphosé dans Taxi Driver . Il présenta sa carte à l’ouvreuse et demanda si Luc Rollin était là. Elle lui lança un regard méfiant, montra une petite porte.
— Dans la cabine de projection, mais le film va commencer.
Il tira sur le battant et se retrouva devant une volée de marches aussi raide qu’une échelle de coupée. Les grimpa et fit irruption dans un minuscule espace rempli de grandes boîtes cylindriques pour les bobines, d’un tuyau d’aération qui s’échappait par un trou dans le plafond et d’un énorme projecteur. Une odeur d’appareil en surchauffe flottait dans l’air. Dans la pénombre qui baignait la pièce, une silhouette bougea — comme un animal au fond de son terrier — et il vit deux yeux timides et injectés, sans doute à force de se les crever sur des pellicules de 35 mm, des objectifs à régler et des images qui sautent.
— Luc Rollin ? dit-il doucement.
Les deux yeux cillèrent.
— Je suis de la police, je voudrais vous parler d’Ambre…
Dans son terrier, l’animal remua légèrement. Il perçut l’inquiétude dans sa voix quand il répondit.
— Je ne peux pas… ça va commencer…
Servaz posa ses fesses sur une caisse.
— Allez-y, murmura-t-il. J’attends.
Par la petite ouverture donnant sur la salle, il entendit des gorges qui s’éclaircissaient, des toux discrètes, des sièges qui grinçaient, un ou deux rires brefs — puis le silence religieux des cryptes où des jeunes gens en quête d’illumination viennent se prosterner devant les grands prêtres du septième art. Il observa le projectionniste en action et les grains de poussière qui dansaient dans le faisceau de lumière. Là-bas, sur l’écran, Johan, le petit garçon, prononça la première phrase du film : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Luc Rollin se glissa ensuite jusqu’à lui, courbé comme un spéléologue dans une caverne.
— On a vingt minutes jusqu’à la prochaine bobine.
Il précéda Servaz dans l’escalier très raide.
Luc Rollin s’accrochait à sa cigarette tel un naufragé à sa bouée. À présent, il avait les yeux non seulement injectés, mais humides.
— Ambre…, dit-il, je n’aurais jamais cru qu’un jour une fille comme elle s’intéresserait à moi…
Il tira sur sa cigarette, puis la jeta dans le caniveau. Derrière lui, une affiche clamait : « Bientôt Orange mécanique , l’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement à l’ultraviolence et à Beethoven ».
— Ça faisait longtemps qu’on était amis et elle savait les sentiments que j’avais pour elle, mais jamais, jamais je n’aurais pensé qu’un jour on serait autre chose que des amis…
Servaz garda le silence.
— Le jour où elle m’a embrassé a été le plus beau de ma vie…
Luc Rollin avait articulé cette phrase avec des trémolos involontaires dans la voix. Pendant une fraction de seconde, Servaz pensa au premier baiser échangé avec Alexandra. Dans un bar. Un goût doux-amer de gin tonic. Un baiser plein de retenue, comme si elle tâtait le terrain… Un échange de fluides minimal mais la conviction immédiate qu’il y en aurait d’autres. Puis sa pensée se déplaça vers Marianne, la femme qui l’avait aimé et trahi. Elle mettait dans ses baisers autant de fougue que dans tout autre moment de l’acte sexuel. Leurs baisers étaient souvent insatiables et gloutons, excessifs, pleins d’avidité.
Il considéra le jeune homme. Il n’était pas encore tout à fait sorti de l’adolescence, avec son expression timorée et ses joues criblées de boutons d’acné qui évoquaient un terrain d’entraînement militaire.
— On est restés ensemble treize semaines. Aujourd’hui, je me demande pourquoi ça a duré si longtemps. On n’était absolument pas faits l’un pour l’autre, Ambre et moi…
— Comment ça ? le questionna Servaz, bien que cela parût évident.
De fait, Luc Rollin n’avait rien du mauvais garçon, ni même du mec simplement beau, ou du pas franchement mignon mais plein de charme qui sait vous faire rire et vous emballe un compliment dans une bonne dose de dérision et d’humour : il était transparent, invisible… Même sa tignasse trop épaisse et ses jeans tirebouchonnés ne ressemblaient à rien de connu. Il était l’incarnation de l’épouvantail à filles, le gars qu’on fuirait « même coincées seules avec lui sur une île déserte »…
— Ambre, dit-il, c’était la fille sur qui tous les mecs se retournaient, celle qu’ils rêvaient d’avoir dans leur pieu, celle qui faisait fantasmer tous mes copains quand elle m’accompagnait. Et je voyais bien dans leurs regards qu’ils se demandaient tous comment j’avais fait — et je voyais aussi les autres types du bar qui la mataient grave en se disant que si un loser comme moi y était arrivé, ils devaient avoir leur chance…
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